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Tu n’interdiras pas « les onze milles verges » d’Appollinaire (CEDH, 16 février 2010, Akdaş c. Turquie)

Publié le 16 février 2010 par Combatsdh

Le roman érotique de Guillaume Apollinaire « les onze milles verges », qui « décrit [notamment] des scènes de rapports sexuels crues, avec diverses pratiques telles que le sadomasochisme, le vampirisme, la pédophilie, etc. » (§ 6) a été traduit et publié en Turquie en 1999. Son éditeur fut à cette occasion poursuivi et condamné pénalement pour « publication obscène ou immorale, de nature à exciter et à exploiter le désir sexuel de la population » (§ 8) à une peine d’amende convertible en jours d’emprisonnement. Les exemplaires de l’ouvrage furent également saisis sans être toutefois détruits.

Saisie d’une requête alléguant d’une violation de la liberté d’expression (Art. 10), la Cour européenne des droits de l’homme admet d’abord que l’ingérence constituée par la condamnation pénale était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de « protection de la morale » (§ 24). En ce sens, la Cour rappelle ses propres principes jurisprudentiels relatifs à la « liberté de la diffusion des œuvres d’art et des limites imposables à celle-ci dans le but de protéger la morale » (§ 25 - V. Cour EDH, Pl. 24 mai 1988, Müller et autres c. Suisse, Req. n° 10737/84 et Cour EDH, 1e Sect. 25 janvier 2007, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, Req. no 68354/01 ) et notamment « que l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10 » (§ 26). Surtout, la juridiction strasbourgeoise « réitère que, aujourd’hui comme à la date de l’arrêt Müller (précité, § 35), on chercherait en vain dans l’ordre juridique et social des divers États contractants une notion uniforme [de la morale] à cet égard » (§ 27) et précise, de façon inédite sous cette forme (in fine), que « l’idée que les États se font des exigences de la morale varie dans le temps et l’espace, et demande souvent de prendre en considération, au sein d’un même État, l’existence de diverses communautés culturelles, religieuses, civiles ou philosophiques » (§ 27).

En conséquence, la Cour accorde en principe une large marge d’appréciation aux États pour limiter des droits et libertés au nom de ce but de protection de la morale car « grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences » (§ 27).

En l’espèce, pourtant, les juges européens vont prendre à contrepied ces présupposés favorables à l’État défendeur en considérant le motif de protection de la morale comme insuffisant pour justifier la limitation litigieuse de la liberté d’expression. Après avoir relevé que l’ouvrage en question était « l’œuvre d’un auteur mondialement connu, Guillaume Apollinaire » et « avait lors de sa première publication en France, en 1907, fait scandale par son contenu érotique jugé trop cru » (§ 28), elle affirme ainsi qu’ « elle ne saurait sous-estimer dans ce cas précis le passage de plus d’un siècle depuis la première parution de l’ouvrage en France, sa publication dans de nombreux pays en diverses langues, ni sa consécration par l’entrée dans “La Pléiade” une dizaine d’années avant la saisie dont il a fait l’objet en Turquie » (§ 29).

De façon plus remarquable encore, la Cour restreint « la portée de cette marge d’appréciation » fondée sur « la reconnaissance accordée aux singularités culturelles, historiques et religieuses des pays membres du Conseil de l’Europe, [en jugeant que cette reconnaissance] ne saurait aller jusqu’à empêcher l’accès du public d’une langue donnée, en l’occurrence le turc, à une œuvre figurant dans le patrimoine littéraire européen » (§ 30).

Partant, la Turquie est condamnée pour violation de la liberté d’expression faute pour l’ingérence litigieuse d’être justifiée par « un besoin social impérieux » et d’être « proportionnée au but légitime visé », notamment à l’aune de la « lourde peine d’amende » infligée ici au requérant (§ 31).

Par cet arrêt rendu à l’unanimité des juges, la Cour confirme sa tendance à minorer, sur le terrain de la liberté d’expression face à la morale, les particularismes nationaux - favorable à la seconde - au profit des convergences européennes - favorable à la première -, ces convergences se manifestant ici par la consécration, également inédite et remarquable, d’un « patrimoine littéraire européen ».

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Akdaş c. Turquie (Cour EDH, 2e Sect. 16 février 2010, Req. no 41056/04 )

“Interdiction au nom de la morale de la traduction turque d’un roman érotique de Guillaume Apollinaire”

 Actualités droits-libertés du 16 février 2010 par Nicolas Hervieu

(qui aurait, me dit-on par l’oreillette credofienne, brûlé à la lecture de cet arrêt 11 000 cierges par dévotion à la Cour de Strasbourg)

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