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La crue

Publié le 17 février 2010 par Jlhuss

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Non, personne ne sait ce qu’est devenu Victor V. après le sinistre. Il avait six ans, en a donc trente-cinq -mon âge- s’il est en vie. La maison des V. est ensuite une remise de marinier, une boutique de brocanteur, et enfin cette Auberge du Pêcheur où nous dînons.

J’ai la seule photo qui subsiste de l’enfant, confiée par une amie des V. Je vous la montrerai, si mon enquête vous intéresse. On y voit de loin un garçonnet à vélo sur la levée, un pied à terre, une main au guidon, de l’autre saluant l’objectif. La photo est cadrée de telle sorte qu’on aperçoit en contrebas à gauche un bout du fleuve dans son lit mineur, à droite un bout du toit de la maison au pied de la levée, et, au milieu, l’enfant sur l’étroite crête de digue. Photographie datée au dos du 15 septembre 1980, soit cinq jours avant la catastrophe : des pluies dévalées des monts, si soudaines et si violentes que la lame d’eau monte de nuit en deux heures jusqu’à la déverse, précisément où la photo est prise. Elle s’engouffre en torrent par la brèche, engloutissant les maisons voisines, inondant le val jusqu’à l’extrême bord du cours majeur. On a retrouvé la famille V. noyée dans ses murs : le père, la mère et le bébé de dix mois.  Aucune trace de Victor.

Chère amie, tandis que nous savourons ce sandre, permettez qu’entre deux bouchées j’avance mes hypothèses. D’abord la plus raisonnable : le garçonnet, noyé aussi, est emporté par le flot. On ne retrouve pourtant nulle part le cadavre. Notez que ce scénario peut avoir sa poésie fantasque : une histoire de petit mort pensant charrié parmi les décombres jusqu’à rejoindre la mer aux grands poissons.

Autre hypothèse, dans le genre réaliste. Le père était brutal. L’enfant avait déjà fugué une fois, à l’âge de quatre ans. Il aurait pu  récidiver le 18, le 19, et cette absence pendant la crue le sauve. Pour combien de temps ? Où a-t-il fui ? Pourquoi plus aucune trace ? Enlevé ? Ou demandant à l’homme qui le cueille en stop de l’emmener loin, loin pour toujours, pour le meilleur ou pour le pire, ma chère, aux frais de votre imagination.

Mais voici la dernière hypothèse, mixte heureux des deux autres. Celle qui me touche le plus, et que j’aimerais vérifier. Victor était bien dans la maison la nuit où la levée céda. Le flot arrache le garçon au piège où les siens meurent noyés. Et le cours l’emporte vivant toute la nuit, descendant, descendant, s’agrippant au volet happé qu’il embrassait encore sur ce quai où le fleuve, enfin calmé, l’échoue.

John et Lily, un couple d’artistes sans enfants, le recueillent dans leur péniche. Le petit ne peut rien expliquer : tout le premier pan de sa vie, c’est comme si la crue l’avait emporté, effondrant sa mémoire  avec la digue.

John et Lily le prénomment Arthur -oui, comme moi- et l’élèvent chez eux au titre de neveu adopté  : enfant, disent-ils, d’une soeur déchue de ses droits aux Antilles. Arthur est même allé la voir deux fois en ce bout du monde. Il lui écrit encore au jour de l’An, continue de l’appeler maman. Elle est très vieille.

John est décédé l’année dernière. Lily perd un peu la tête. Imaginez que l’autre jour, comme Arthur lui apportait son repas dans le fauteuil : « Ô mon petit Moïse, mon soleil! Bénie, trois fois bénie l’eau violente qui t’a porté jusqu’à nous! »

Arion


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