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Le nu parlé

Par Chroniqueur
Le nu parlé
"Elle n'est jamais nue quittant ses vêtements, car splendeur, grâce et lustre lui sont autant d'atours [...]" (Juda Hallévi, poète andalou du XIIe siècle)
Ce serait faire fausse route de s'imaginer que le nu nous affranchit de tout apprentissage. Qu'il ne serait que le synonyme d'un retour à l'état de nature. Le nu à sa grammaire, qui nous permet de comprendre sa structure physique. Son orthographe qui est comme une politesse du corps et dicte la correction des échanges. Et son vocabulaire, si riche, bien que souvent réduit à quelques mots élémentaires. Tous ces ingrédients permettent de développer des facultés expressives qui constituent la richesse d'une liaison. Le nu, c'est une langue qu'il convient d'apprendre ensemble, il serait dommage de se priver d'échanges aussi féconds. A deux, peut-être, pour que ça reste de belles histoires, parfois des poèmes, au-delà, c'est Babel-spectacle, on s'expose, je doute qu'on puisse encore s'entendre. Et puis, la nudité et le nombre ne s'accordent jamais très bien, on se démembre assez vite à plusieurs. En couple, on explorera plus sûrement toutes les finesses de ce langage, on balbutiera au commencement, on n'y comprendra pas grand-chose, mais avec la ferveur d'apprendre, les premiers rudiments seront très vite sus et on commencera à s'entendre, de mieux en mieux même, on se hasardera à faire des phrases et à s'étonner d'être compris. Petit à petit, on reconnaîtra des formes, des déclinaisons de couleurs, des grains de beauté comme une ponctuation charmante autour de laquelle des ensembles viennent s'éteindre tandis que d'autres reprennent leur élan. Tiens, on pourrait faire un retour à la ligne là, ce qui permettrait de commencer un nouveau passage ici. Ce savoir de la nudité permet de goûter à la saveur de l'autre, de l'éprouver à travers un kaléidoscope de sensations qui l'invente, il n'est jamais pareil, il est toujours création en création. Le bouquet, c'est de parvenir à définir l'odeur d'une peau, pouvoir en distinguer l'arôme spécifique - le parfum d'une peau aimée, c'est l'ivresse la plus sûre, l'empreinte la plus durable peut-être. On se plaît à cette lente acquisition, à ce dévoilement de secrets incarnés. On en a saisi parfois l'essence dans une fulgurance, comme en un éclair, quelque chose s'est révélé, on a transpercé la cuirasse de notre prêt-à-regarder et du nouveau peut venir y fleurir. On a distingué des correspondances baudelairiennes, des saillances et une myriade d'autres détails. Ce chemin qui me mène à la connaissance si incomplète de toi est toujours à refaire, c'est un trop-plein de lumières, de beautés, qui finit par m'éblouir et je me perds - bonheur- mais je repars sans cesse à ta conquête, toi qui n'est jamais acquise, toi qui ne le sera jamais.
Un nu est toujours une langue étrangère qui ne se découvre qu'au travers de la relation. Je ne suis pas loin de penser que chaque corps nous laisse aussi démunis que si on caressait l'écorce d'un arbre. On sent qu'on effleure une altérité radicale et que ça nous raconte des choses qu'on ne saisit pas, ou qu'on n'ose pas comprendre par peur de passer pour un fou. Seule la longue fréquentation avec cette oeuvre qu'est un nu, permet d'accéder à sa compréhension. Le digital humain délivre au bout des doigts des codes de coeur auquel on peine à croire. L'école n'a pas jugé nécessaire de nous inculquer le braille ardent. On nous a appris à nommer les organes mécaniquement, par le bout qui en avait le moins à nous en dire. Quelques heures de cours passées à décomposer des poèmes comme on démonte un vélomoteur auront fini de nous laisser en panne. En érotisme, le jeu qui nous aura le plus instruit, c'est le caché-coucou. Rien de tel pour stimuler la curiosité et l'envie de trouver. D'autant qu'il va falloir chercher sur une surface lisse et sans couture. Un regard un peu rapide pourrait associer "nu" et "naturisme". Mais la nudité n'est pas le degré zéro de l'individu, au contraire, c'est l'instant où la personne trône, souveraine. Elle s'épanouit comme les pétales d'une fleur qui s'ouvrent. On est bourgeon quand on est habillé. Le possible, la couleur, le parfum, la forme, c'est le nu-corolle. On dit d'une femme qu'on trouve belle que c'est "une plante". A ce que je sache, c'est bien ce possible de fleurissement qui donne à rêver, sous l'écorce de laine, de soie ou de coton.
Le corps est à moitié à celui qui l'offre, moitié à celui qui le reçoit. Celui qui se présente nu demande à être interprété par les oracles du désir, il ne connaît pas son sens de chair - qui le connaît? Ce livre magique n'en finit pas de se révéler, couche après couche, page après page, pour raconter l'histoire d'une présence qui scintille à la surface d'elle-même, comme des reflets sur l'eau, avec des éclats diamantés perlés de soleil, là où l'attention se porte, plus intense. On est annoté de gestes et de caresses. On est épluché. On savoure le plaisir d'être dit par un autre, avec des intonations et des flexions qui lui sont propres. On s'expose au risque de la rature ou d'un récit sans imagination. Mais lorsque la voix qui s'élève nous effleure et provoque un léger frisson, on sent qu'on se déploie bien au-delà des frontières visibles du physique, on se métamorphose en d'heureuses contrées où il fait bon flâner ensemble, par une douce nuit d'été, dénué d'attente ou de but. Il ne fait pas froid. On est aimé. On plaît. Tout ce qui nous manquait nous est donné, et de surcroît, avec plaisir. Les passages de soi qu'on imaginait devoir gommer sont appréciés comme des extraits originaux, qui nous caractérisent. Ce qu'on craignait de montrer n'est même pas aperçu, tandis qu'apparaissent en filigrane des accords qu'on ne soupçonnait pas. Nu, je suis fragile et vulnérable, à ta portée, comme cet aveu que je vais te faire: j'ai envie que tu m'atteignes. Je t'invite à me recréer, je me donne à toi, comme de la matière brute au sculpteur, pour que tu nous rêves beaux, forts, heureux, et même si on ne sait pas où cela nous mènera, ta joie sera la preuve par mon corps que c'est bien par là. J'aime déjà les quelques lignes que nous sommes en train d'écrire. Les chapitres qui suivront ne seront pas des répétitions de cette introduction, mais des révélations successives
Image - Georges Dambier.
- Un pas de plus -
L'autre versant du nu : Une intimité.
Un autre flanc moins renversant: Pornéïa.

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