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Le Fruit

Publié le 24 février 2010 par Jlhuss

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Quand ces deux-là s’aimaient, ça résonnait jusqu’à l’envers du monde. L’écho en atteignait les vivants du dessous jusqu’aux racines, du dessus jusqu’aux astres, du pourtour jusqu’au rebord de la Terre, où les morts  attendent l’appel de leur nom pour embarquer.

Ils s’étaient rencontrés entre deux âges, deux rives, dans le bac  franchissant le fleuve après Rouen. On ne sait ce qu’ils faisaient là, ni ce qu’ils se dirent, ni si seulement ils se parlèrent. D’un regard ils se reconnurent, certains que le vivant depuis l’Aube les préparait à s’éprendre.

Ils louèrent ensemble à Paris une grande pièce sur cour. Lui éditeur, elle journaliste ; sans cesse jubilant, comme titubant, seulement inquiets du moment de se délier, du moment de se reprendre.  Et ils ne mirent jamais à leurs étreintes les bizarreries dont les amants se cachent leur satiété.  Purs ils étaient, entendez entièrement serviles aux injonctions de l’espèce. Lui ne voulait que plonger au ventre d’elle, combler sa béance, jaillir en son gouffre ; elle, ne voulait que s’ouvrir généreuse à lui qui venait, enserrer son battement, happer le flot qui l’infusait. C’était simple comme la nuit des temps, ardent comme une joute, tendre comme une oblation.

Et cela dura combien de saisons, de mois ? de matins, de soirs ? à toute heure du jour, en tout lieu de la ville où l’impatience leur fixait rendez-vous. Qu’importait qu’ils s’unissent étendus dans des lits, adossées à des murs ; nus, vêtus ; seuls ou faussant brusquement compagnie ? Qu’importait si c’était elle sous lui, lui sous elle, les deux à côté, ventre à dos, ventre à ventre ? pourvu qu’il y eût cette modulation harmonieuse, ce vibrato accordé, ce duo sans perdant, ce crescendo concertant jusqu’au point d’orgue.

Ils avaient eu des amours avant, des enfants chacun de son côté. C’était en une autre vie, une contrée ressassée qu’on ne visite plus. Des enfants légitimes qu’ils embrassaient rapidement dans des fêtes distinctes. Ce qu’ils voulaient, ce que la Terre attendait d’âge en âge, c’était l’enfant d’eux, l’Unique, le fruit de leurs branches, le sang de leurs sèves.  L’enfant d’eux un beau jour -il le fallait- courrait sur le plancher du monde, dans la liesse des temps accomplis . Alors eux, oui, pourraient se quitter, mourir peut-être.

Après que, sur sa bouche  à lui penchée, elle avait de sa bouche aspiré l’ahan d’effort ; lui, bu la sueur d’effort perlant dans le sillon  des seins d’elle ; quand leur cri du haut jouir s’était contre les monts répercuté jusqu’aux soubassements ; que leur dévoration repue les laissait haletants sur la berge, toujours ils revenaient au devoir d’un fruit d’eux, sans quoi leur rencontre serait une illusion d’optique, une erreur de la Providence, cette bénigne aiguilleuse taisant la carte de nos chemins.

Le fruit se forma le jour même qu’ils commençaient de ne plus y croire ; grandit plus vite que leur infinie gratitude ; naquit sans vagissement avec déjà le sourire du vainqueur, tandis qu’en eux, qui voyaient trotter dans la prairie l’enfant de l’avenir, l’étrangeté se glissait insensiblement jusqu’au cœur avec une pâleur de reine déchue.

Ils se quittèrent quand l’enfant eut l’âge de régner ; prirent le bac de retour sur le fleuve en crue ; se regardèrent longuement d’un bord à l’autre, doutant s’ils se voyaient pour la première fois, ou cherchant à quelle fête, en quelle ville lumière, ils avaient figuré ensemble.

Arion


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