Chers James, Peter et Mathieu,
Vous avez évoqué il y a peu de temps votre fascination pour les jeux vidéo et James et Mathieu ont même avoué leur désir de se confronter prochainement à la création d’une œuvre vidéoludique. (Brrr c’est moche ce mot mais ça colle bien avec le ton officiel de la lettre). Ce souhait, bien que fort louable, peut paraître un peu cocasse, après ces nombreuses, très nombreuses années, pendant lesquelles vous nous avez, avec la grande majorité de vos confrères, si souvent ignorés, voire brocardés comme la plupart des médias davantage attirés par les lustres et les paillettes du 7ème art (Ouais faut pas déconner quand même !).
Ceci étant dit, nous sommes évidemment honorés de ce soudain intérêt pour notre domaine. Bien que ne travaillant pas dans le même secteur artistique que vous-mêmes, nous éprouvons pour vos oeuvres (heu surtout celles de James et Peter à vrai dire…) un grand respect. Nous imaginons que cet intérêt soudain est dû sans doute à la constatation que nous, petits gars du jeu vidéo, avons assimilé (avalé ouais !) en quelques années la grammaire du cinéma, comme vos ainés avaient assimilé, il y a environ un siècle, la grammaire du théâtre et de la photographie pour créer le cinéma (Merci et au revoir !)
Un nouvel art. Voilà le mot est dit. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Et des artistes aguerris comme vous trois, savez, simplement en respirant l’air du temps, où se trouve désormais l’énergie créatrice. Avec le flair qui vous habite, vous avez su repérer que l’industrie du jeu vidéo est désormais la plus vivante, la plus innovante, la plus dynamique (Vous excitez pas trop quand même les gars, vous allez vite comprendre qu’ici on est beaucoup plus radin que dans le cinoche…). Bref c’est bien là que ça bouge ! (enfin surtout en haut du panier !)
Ce soudain intérêt peut laisser présager de belles choses. L’arrivée des formidables conteurs d’histoires que vous êtes aidera sans doute notre secteur à passer à l’âge adulte. (A condition de ne pas trop nous la jouer donneur de leçons, hein Mathieu !). Nous reconnaissons bien volontiers que notre art est encore balbutiant, que notre industrie produit encore un pourcentage trop important de jeux moyens (merdiques) destinés simplement à satisfaire les bas instincts d’adolescents boutonneux (et d’autres plus vieux et moins boutonneux aussi il faut le dire) en manque de sensations, d’adrénaline et de pouvoir (ouais une bonne partie de PES ou de COD en multi ça a quand même du bon après une dure journée de boulot, plutôt que regarder les crétineries de vos confrères à la télé !) pour un pourcentage d’oeuvres adultes, intelligentes et poétiques encore trop rares. Oui nous savons que notre salut viendra de vous, oh illustres artistes du 7ème art ! (Ouais là faut avouer que le Kasso a dû péter une durite ! C’est vrai qu’on se sent vachement coupables mes collègues et moi ! Ayez pitié de nous, notre salut dépend de vous, Oh Vénérables Artistes !)
Vous avez eu le courage de pointer du doigt les qualités filmiques de certaines œuvres récentes. Vous avez su reconnaître l’extraordinaire travail scénaristique (ouais plus de 2000 pages ça vous en bouche un coin, hein les mecs !) nécessaire parfois à la réalisation d’un seul jeu. (bon même si ça part d’une intention louable faut quand même préciser qu’il peut exister d’excellents jeux artistiques sans scénario, ou avec des scénario timbre poste. Flower par exemple ou les jeux de Ueda, que nous vénérons tous les deux avec David Cage, créateur du Heavy Rain à plus de 2000 pages. Franchement faut se méfier de ces arguments qualitatifs. Godard écrivait ses scénarios sur un coin de table, le matin avant le tournage, ça ne l’a pas empêché de marquer de son empreinte l’histoire du cinéma. Pollock a peint certains tableaux en moins d’une heure ça ne veut pas dire qu’il est un moins grand peintre que Michel-Ange, non ?).
Cependant je souhaite attirer votre attention sur quelques principes basiques qui fondent notre art : la qualité d’un jeu ne se résume pas à celle de ses cinématiques. Elle ne réside pas non plus dans la richesse et dans l’originalité de son scénario, contrairement à un film ou à une série TV (et pourtant celui qui vous dit ça est plutôt porté, comme David Cage, vers les jeux à scénario fournis). Ce qui fait l’essence d’un jeu c’est d’abord et avant tout son gameplay. Celui-ci passe par une alchimie étrange. Quelque chose d’unique qui fait que les émotions qui passent dans un jeu de Ueda ne peuvent être créés par aucun autre média. (Eh ouais mec !) En bref, ce que je cherche à vous dire c’est que derrière des prétextes louables, vous pourriez être tentés, en tant que cinéastes, d’appliquer des principes ou des recettes venues du cinéma à un art qui fonctionne avec une autre grammaire (en gros vous allez vous ramasser et retournerez tout pitoyables à vos premières amours). Une grammaire, des références, une histoire qui se sont constituées depuis 30 ans et auxquelles se confrontent aujourd’hui de jeunes game designers pour qui le rêve ce n’est plus de faire un premier film mais un premier jeu (ouais vous croyez vraiment que ces gars, avec des dents longues comme ça, qui viennent de se taper des années à bûcher des boucles de gameplay aux ptits oignons et à décortiquer des HUD et des lignes de codes vont vous laisser piquer leur place sans broncher ?). L’un de vos illustres confrères l’a d’ailleurs compris avant vous. Il est à l’origine d’un des meilleurs jeux parus sur la Wii. Ce jeu s’appelle Boom Blox. Son univers et son gameplay son pourtant loin (très loin même) de son cinéma. Ce confrère s’appelle Steven Spielberg. Lui a bien compris qu’un jeu vidéo n’est pas un film.
En conclusion, amis cinéastes, portés par le goût de l’aventure et de la curiosité, si vous voulez donner un coup de main, nous serons heureux de vous accueillir dans notre petite tribu. A condition que vous suiviez les traces de votre ami Steven et tentiez de comprendre ce qui fait la spécificité de notre art. Il pourra en sortir des associations intéressantes. Un renouvellement souhaitable (et au risque de vous décevoir, si ça foire, on continuera à se débrouiller tout seuls comme on l’a toujours fait ! Faut pas déconner quand même !)
Bien respectueusement,
Eric Viennot
Illustration : The Movies, 2005.