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Gêne

Publié le 24 février 2010 par Hortensia

Cela commence par une mémoire des visages imparfaite. C’est pourtant quelqu’un avec qui tu as eu des entretiens particuliers à plusieurs reprises. Certes, étalées sur quelques mois mais son visage était singulier. Il était du type oiseaux. Tu sais, il y a des gens qui classifient les visages humains selon les animaux sur terre. Cela donne souvent des caricatures un peu loufoques. Lui, tu ne le savais pas mais son visage te faisait penser à un oiseau. D’ailleurs c’est pour cela que tu le trouvais singulier, reconnaissable.

Tu es entourée, le plus souvent, de bœufs, d’ânes, de tortues, de singes, de rats, de renards, de vipères. Il y a même des monstres parfois, rarement des hommes. Lui, avec son air rabougri, son nez en avant, son menton moins proéminent que le reste de la surface de sa face, indéniablement, il était du type volant.

Si volant d’ailleurs que tu n’as pas fait attention au quart des caractéristiques dont tu prends maintenant conscience. Toute cette gêne pour rien. Il était petit. Enfin, tu avais un sentiment de petit animal, court sur patte, empêtré dans des ailes traînantes qui n’existent pas chez lui. Ses manches de pull, de veste, de chemise, dépassaient toujours son poignet et finissaient lamentablement au milieu de sa main. Cela, tu t’en souviens, vu que vos réunions se passaient immanquablement autour d’une table, à noter sur un papier ou regarder sur un ordinateur. Mais sa main n’était pas son visage. Il te manquait une vue d’ensemble, de pied, de face, de profil, animée, sourire, rire, tristesse, mimiques du regard. Tout cela manquait. Cela faisait de lui un être imparfait, passé, presque suranné. Il n’était en fait pas présent dans ta mémoire vive des visages que tu retiens. Des visages qui ont un corps et une âme.

Vous vous êtes donc vus, vous vous êtes entretenus et il est devenu ton correspondant sur un projet que tu avais sous ta responsabilité dans ton travail. Un chef de projet. Il parlait bien mais tout ces mots étaient mal présentés sur ce visage singulier, petit et rabougri que tu croyais connaître.

Cela a continué en bas, à la cafétéria. Tu travailles dans une grande entreprise. Le bâtiment auquel tu es rattachée contient 800 personnes. Va reconnaître 800 visages ! En outre, il n’était pas de ce bâtiment mais d’un autre. Les visiteurs, les étrangers, cela complique toujours la donne. Tu ne le voyais qu’aux réunions occasionnelles que tu lui fixais.

Tu l’a reconnu et tu lui a souris. Tu souris toujours très largement aux personnes avec lesquelles tu travailles. Tu lui as souris. Il parait, et tu le sais, que ton sourire est joli. Il égaie et embellie ton propre visage. Il te rend humaine et avenante. Les gens qui te croisent sans sourire te croient triste. Ils ne manquent pas de te le signaler. Alors, comme au boulot la tristesse n’est pas de mise, tu souris.

A plusieurs reprises même, tu lui a dis bonjour de loin en souriant. Il te semblait qu’il avait du mal à te reconnaître au début. Tu te demandais ce qu’il faisait là, sur quel projet il travaillait aussi, puisque ton projet à toi ne lui prenait que quelques heures dans la semaine.

Pendant quelques semaines, vous ne vous êtes plus rencontrés en réunion. Le projet était en pause. Vous continuiez à vous voir cependant, à la cafétéria, la cantine, un couloir, au sortir d’une salle de réunion pendant que l’autre rentrait… Vous vous disiez toujours bonjour, de loin, très gentiment. Le sourire devenait toujours plus amical, plus reconnaissant, plus attachant. Ses yeux se sont mis à s’animer, à suivre l’inclinaison charmante de son sourire. Finalement, ce regard d’oiseau lui allait bien. Etil était tellement charmant de loin, à te saluer amicalement !

Un beau jour, les réunions ont repris, sur un rythme plus intense. Son bonjour de près n’avait plus rien à voir avec ses salutations amicales de loin. Tu t’es aperçue, un peu tard, que ce sourire de loin n’était pas le sien. L’homme que tu saluais si fréquemment, si gentiment à la cafétéria ou dans tout autre coin de ce grand bâtiment, ce n’était pas lui. Cet homme, qui plus est, a maintenant l’œil brillant. Tu ne le connais pas. Tu ne sais pas qui c’est. Cela est gênant car tu lui l’as salué, des semaines durant, l’air de rien, si gentiment… Comment arrêter soudainement maintenant. Prendre un sourire de plus en plus froissé?, un regard vide?, un semblant d’yeux qui regardent au delà de lui? Tout cela pour qu’il sente qu’en fait, ce n’est pas lui que tu salues, que tu saluais.

Cela finit par une rame de métro. A la sortie du travail, harassée, tu y rentres. La rame est pleine. Soudain, le groupe de personnes qu’il y a de l’autre côté des sièges, il s’y trouve. Vos regards se croisent, oui, il t’a vue la le premier sinon, tu l’aurais ignoré, son œil brille et vit et il te sourit.

Le mystère que tu devines briller dans ses yeux avides n’a désormais d’égal que la gêne qui empourpre ta conscience…

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Collage issue du site http://cristal-arturbain.vefblog.net


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