Harry Potter au pays de Oui-oui: la planification heureuse du Grand Nouméa

Publié le 02 mars 2010 par Servefa

"Ne vous inquiétez pas, on s'occupe de tout !". Tel pourrait être le discours des élus, largement relayés par les médias, en ce qui a trait de la problématique des déplacements dans le Grand Nouméa. Ainsi, l'interview du député-premier adjoint au maire de Nouméa, sur RFO, ou encore les différents articles sur la très fantasmée "fin des bouchons", à Ducos ou ailleurs, sont des signes forts où l'ensemble des difficultés rencontrées aujourd'hui (embouteillages, défaut de mobilité des populations vulnérables, accidents de la route, etc.) semblent pouvoir être réglées d'un coup de baguette magique par l'apport salvateur de la technique. C'est à se demander pourquoi des documents de planification à moyen terme ont été lancé, comme le Schéma de Cohérence de l'Agglomération du Grand Nouméa ou encore le Plan de Déplacement du Grand Nouméa .

Cette approche candide, malgré quelques lueurs de lucidité, n'est sûrement pas étrangère du rapport à la Raison que nous entretenons dans une vision résolument moderniste. Mais cette démarche, encore très ancrée dans les discours calédoniens, nécessite pourtant d'être revisitée avec critique pour tourner la page d'un modernisme béat et affronter le post-modernisme avec lucidité. Car la réalité est autrement plus complexe que la technique salvatrice, les années 60 et 70, un peu partout sur le globe, ayant fait montre des limites de la technique et même de la Raison.

En 1973, Rittel et Webber identifient ainsi ce qu'ils appellent des "wicked problems" , qu'on pourrait traduire en français, mais cette définition me semble manquer de substance, par"problèmes épineux". Ces "problèmes" sont particulièrement difficiles à affronter car leur formulation même est délicate. On peut en effet les prendre par plusieurs bouts, ils sont chacun le symptôme d'un autre problème: y'a-t-il de la congestion routière à cause de l'extension urbaine, auquel cas nous sommes face à un problème d'habitat (qui lui pose les questions du coût du foncier, de l'exode rural, etc.), où est-ce imputable à un manque de voiries, ou encore à un problème de temporalité, avec tous ces déplacements aux heures de pointe, ou à une trop forte concentration des activités (mais si on déconcentre, ne risque-t-on pas de tuer le centre ?), etc. On le voit bien, répondre à ces problèmes n'est pas binaire, on est dans une autre logique, on ne cherche pas LA solution, mais la moins pire des solutions. Mais ces solutions, on ne peut les tester nulle part, puisque chaque situation est différente, et il y a un nombre non défini de solution imaginable. Face à ces "wicked problems" les décideurs sont donc particulièrement plongés dans l'incertitude la plus grande avec pourtant une obligation de ne pas se tromper. Nous sommes loin de la situation simpliste que médias et élus essaient de nous vendre avec démagogie.

Car la Raison a ses limites. Ainsi, nuançant une la vision rationaliste, Herbert Simon, père de la théorie de la rationalité limitée, « estime que les étapes à suivre pour qu’un raisonnement produise une décision optimale ne sont pas à la portée d’un être humain évoluant dans le monde social ». Les chercheurs Simon et March ont ainsi mis à jour les limites auxquelles sont confrontées les décideurs : comme nous l'avons vu précédement, des problèmes ambigus et faiblement définis et des informations incomplètes sur les différentes solutions qui s’offrent et plus encore sur leurs conséquences supposées mais surtout une méconnaissance du contexte dans lequel prennent places les solutions, l’ignorance des valeurs et des intérêts de la population, et enfin, des compétences limitées des décideurs (Forester, 1989). Outre ces limites cognitives, les chercheurs ont aussi entrevu des limites liées aux interactions sociales et à la complexité non seulement du problème mais aussi des acteurs, du lieu, de l’accès à l’information et des contraintes temporelles (ibid.). Tant et si bien que le théoricien John Forester invite aux politiques de la débrouillardise qui mènent à une solution plus « satisfaisante » qu’issue d’une maximisation rationnelle (ibid.). La théorie de la rationalité limitée connaît aujourd’hui un nouveau souffle à travers les travaux de Jones et Baumgartner qui se concentrent sur le traitement de l’information, le raisonnement, la mémorisation. En particulier, ces auteurs portent un intérêt marqué sur l’attention porté par les « policy makers » pour un problème donné (qui, rationnellement, devrait être proportionnelle à la gravité du signal émis par l’environnement ») (Gouin, 2009).

Les politiques de Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT) et de Plans de Déplacements Urbains (PDU) prévus par l’appareil législatif français (dans le loi Solidarité et Renouvellement Urbain du 13 décembre 2000) prennent part dans une démarche de planification souhaitée rationnelle dans laquelle un ensemble d’actions publiques doivent être mises en œuvre pour orienter le développement de la ville. Il ne s’agit plus dans cette posture de le modifier directement mais d’en comprendre le fonctionnement pour en cerner la trajectoire et au besoin la modifier. Ainsi, les plans structurels que constituent les SCOT et PDU, importés dans le Grand Nouméa sous les sigles SCAN (Schéma de Cohérence de l’Agglomération Nouméenne) et de PDAN (Plans de Déplacement de l’Agglomération Nouméenne), sont-ils chargés de prendre en considération l’ensemble des dynamiques, à l’échelle régionale, et non plus locale, afin de répondreaux enjeux en matière de socio-économie, d’environnement, de logement, et de système des déplacements (Jenkins et al., 2006). Dans ce dernier champ d’action publique le processus de planification se revendique ainsi d’une démarche rationnelle ambitieuse car intégratrice et transversale.

Mais plus encore que les limites cognitives de la rationalité, l'assujettissement de cette dernière au pouvoir constitue un point d'inquiétude majeur pour la planification. Le chercheur danois Bent Flyvbjerg dans son ouvrage "Rationality and Power: democracy in practice " remarque ainsi que la rationalité dans le domaine de la planification a lieu dans un contexte de pouvoir et que ce contexte jette le trouble entre rationalité et rationalisationn en particulier par l'intermédiaire d'une communication distordue par la rhétorique et le jeu dramaturgique de la politique où les discours sur scène sont bien différents des propos tenus en coulisse. Ainsi, Flyvbjerg conclut que plus grand est le pouvoir d'un décideur, moins importante est la rationalité. Dans un théatre politique calédonien où les décisions sont concentrées parmi très peu d'acteurs (avec énormément de cumul des mandats), cela ne manque pas de poser question.

Toutes ces remarques tendent à inviter médias et élus à moins d'emphase, à plus de modestie et de mesure dans le traitement des problématiques urbaines, et en particulier des déplacements. Et surtout, les citoyens à davantage de méfiance et de présence dans le débat public. En effet, puisque la rationalité des décideurs et experts présentent biais et limites, l'opinion publique et l'ensemble des parties prenantes devraient donc être plus conviées à la recherche de solutions concertées car c'est par le partenariat qu'on parvient à mener les politiques publiques les plus efficaces. Feriez-vous confiance à un médecin qui souhaiterez vous aider à soigner un trouble cardio-vasculaire sans vous demander d'arrêter de fumer, sans vous inviter à changer votre alimentation, sans vous proposer de faire de l'exercice ? Dans les situation-problèmes liées à la planification et à l'aménagement, la réalité n'est pas si différente: la baguette magique d'Harry Potter ne résoudra pas tous les problèmes.

François Serve

Bibliographie:

Forester, J. (1989). Planning in the face of Power. Chapitre 4 : The politics of Muddling Through. pp27-64.

Gouin, R. (2009). Retour de la rationalité limitée et cognition forte : enjeux et intérêts pour le renouvellement de l’analyse des politiques publiques. Article présenté lors du 10ème congrès de l’association française en sciences politiques, octobre 2009 .

Disponible en ligne, consulté le 14 décembre 2009,http://www.congresafsp2009.fr/sectionsthematiques/st14/st14gouinharguindeguy.pdf

Rittel, H. & Webber, M. (1973). « Dilemnas in a General Theory of Planning ». Policy Sciences 4, n°2, juin 1973, pp 155-169.