Ces morts qui tiennent compagnie aux vivants Alors que les opérations de sauvetage ont officiellement pris fin en Haïti, l'écrivain américain Madison Smartt Bell rappelle que, dans ce pays imprégné de vaudou, les âmes des morts vivifient ceux qui restent. Publié dans le New York Times, ce texte introduisait une série d'extraits de textes d'auteurs et de poètes haïtiens.
The New York Times
C'est le moment de rappeler qu'en Haïti, personne ne meurt vraiment. Les milliers et milliers de personnes qui ont perdu la vie sous les décombres lors du tremblement de terre, et les milliers qui ne survivront pas à ses séquelles, vont, en fait, connaître un changement d'état, comme le veulent les préceptes du vaudou haïtien tel qu'il est pratiqué par une grande partie de la population. Loin de disparaître, comme dans d'autres religions, les esprits des Haïtiens défunts - sa nou pa voué yo, « ceux que nous ne voyons pas » - restent très proches des vivants. Invisibles mais tangibles, ils sont les habitants d'un univers parallèle, situé de l'autre côté des miroirs, sous la surface des eaux, juste derrière le voile qui nous sépare de nos rêves.
Cet extraordinaire réservoir spirituel est à la source de la vision religieuse du monde qui est entretenue par les Haïtiens - et qui est, de nos jours, puissante comme jamais. Souvent mal compris et mal représenté, le vaudou haïtien, avec tout ce qu'il puise au berceau de l'humanité qu'est l'Afrique en le combinant au catholicisme romain, a rendu les Haïtiens capables de se rire de la mort, ainsi qu'ils n'en ont eu besoin que trop souvent.
Un jour, pendant les dix ans qu'a duré la Révolution Haïtienne, commencée en 1791 - l'unique moment de l'histoire des hommes ayant vu des esclaves africains conquérir eux-mêmes leur liberté par la force des armes - un prisonnier des Français attendait d'être exécuté sur le bûcher. On raconte qu'il déclara alors à ses compagnons : « Montrons à ces gens comment on doit mourir. » Après quoi, montant de lui-même sur le bûcher, il se tint là, sans plus laisser échapper aucun son jusqu'à ce que les flammes l'aient consumé.
L'énergie des âmes qui ne sont pas perdues ressurgit dans le monde des vivants, non seulement à travers l'une des dernières religions permettant à ses fidèles de converser face à face avec les dieux, mais aussi à travers une culture d'une richesse, d'une fertilité, et (en dépit de tout) d'un optimisme extraordinaires. Haïti offre, et continue à offrir, un chatoyant panorama combinant les arts plastiques et une richesse musicale, dont la beauté et la capacité d'envoûtement trouvent souvent leur origine dans les rythmes des percussions qui scandent les cérémonies. Les cinquante dernières années ont vu s'épanouir une littérature haïtienne d'une vivacité et d'une subtilité remarquables, qui s'enracine dans le créole, cette langue en perpétuelle évolution et aussi féconde que le fut l'Anglais du temps de Shakespeare. L'univers haïtien n'est pas que souffrance ; c'est un pays qui regorge de trésors.
Traduction de Pierre Girard