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Justice et vertus

Publié le 06 mars 2010 par Copeau @Contrepoints
Justice et vertus Qu'est ce que la justice pour les libéraux ? Petit retour aux origines pour en comprendre l'enjeu contemporain.

La justice est-elle une vertu naturelle ou artificielle ? Un produit de la convention ou une faculté inscrite dans l'humanité même de l'homme ? Ce débat un peu abstrait qui a eu lieu en Ecosse au 18eme siècle a passionné les philosophes et marqué la naissance de toute une tradition dédiée au gouvernement de la Liberté. A la suite des réflexions de David Hume, d'Adam Smith à Adam Ferguson jusqu'à Edmund Burke et FA Hayek, une frange du libéralisme s'est éloignée de son fondement rationaliste et contractualiste pour en adopter une version radicalement empiriste, historiciste et anticonstructiviste. Cette prise de distance correspond pour certains auteurs aussi à une inversion de priorité : alors que les vénérables prédécesseurs des Lumières écossaises, à l'instar d'un Locke ou d'un Montesquieu, concentraient leurs réflexions sur l'aspect politique de la Loi (loi naturelle, loi civile, opinion), Hume et Smith préféreront s'attacher aux lois comme mécanismes traversant le monde social (morale, économie, institutions).

Hume : la justice comme artifice et vertu sociale

Les philosophes écossais partagent au moment de la publication du Traité de la nature humaine (1739) une même conviction, à savoir que la justice est une caractéristique propre à l'individu, c'est-à-dire une vertu personnelle. En cela, ils se distinguent autant de l'utilitarisme, de la morale kantienne du devoir que de l'éthique aristotélicienne des vertus. Knud Haakonssen (Haakonssen : 2002) rappelle qu'elle est alors comprise dans deux sens : la vertu est la propension à adopter un certain type de comportement autant que l'aptitude à apprécier sa rectitude morale en elle-même et chez les autres. La vertu de justice ainsi définie fait l'objet d'une matière à part dans les universités d'alors, la natural jurisprudence, car elle est liée aux institutions de justice, à savoir le droit et la loi.

L'enseignement de David Hume s'inscrit en faux contre ses prédécesseurs sur ce point précis. Dans son Enquête sur les principes de la morale (1751), il s'attache à distinguer entre bienveillance et justice. La vertu de bienveillance est comme la justice une vertu sociale, qui ne se déploie que quand les hommes sont ensemble. Seule la bienveillance est une vertu naturelle, qui existe par elle-même sans la médiation des lois et de l'histoire : « Les épithètes : sociable, d'un bon naturel, humain, miséricordieux, reconnaissant, amical, généreux, bienfaisant ou leurs équivalents, sont connus dans toutes les langues et expriment universellement le mérite le plus élevé que la nature humaine soit capable d'atteindre » (EPLM, II, I). Cette forme d'approbation naît et se fortifie au sein de la sphère privée, dans les petits groupes sociaux qui s'apparent à la famille ou au premier cercle des connaissances.

La justice, quant à elle, naît de l'utilité sociale seule. Elle fait partie de ces vertus morales inventées pour réguler certaines passions humaines et rendre la vie commune possible. Si la bienveillance était le seul moteur des passions individuelles et que toutes les ressources et capacités étaient également réparties entre les partenaires de l'échange, alors les lois, les tribunaux ou l'institution des règles de propriété ne seraient d'aucune utilité. Les hommes ne sont pas autosuffisants, les ressources sont inégalement réparties entre elles, et les biens externes circulent de mains en mains avec plus de facilité que les biens internes (ou les facultés humaines). Sans être totalement rares, les ressources le sont suffisamment pour rendre la coopération nécessaire. Celle-ci se fait quand les acteurs prennent conscience de la supériorité de l'échange pacifique pour suppléer aux faiblesses humaines, une fois la question de la sécurité résolue. Ici, remarquons que la justice devient le produit d'un processus historique : pour Hume, la justice est le mode d'être de la société en situation ordinaire, dès qu'elle s'est éloignée de sa simple survie, que son fonctionnement ne peut plus simplement marcher comme dans l'économie tribale sur la bienveillance ou l'amitié entre des individus dont les biens sont encore indivis.

La bienveillance ne peut expliquer l'existence de la justice, il faut lui ajouter l'intérêt individuel. Les hommes sans être des monstres d'égoïsme, sont portés à préférer leurs intérêts à ceux des autres, et leur bienveillance s'affaiblit avec l'accroissement de la société, c'est-à-dire avec son abstraction. Plus les hommes s'éloignent entre eux, plus leurs liens se font évanescents. Mais ce processus de croissance n'est pas le résultat d'une volonté humaine unique, repérable et contrôlable. Hume soutient que l'homme qui agit en justice ne poursuit aucun dessein bienveillant ou d'intérêt public, mais son propre intérêt. Se faisant, la somme de ses actions intéressées agit pour le bien de tous, créant spontanément un ordre de justice réglée par la propriété. En conséquence, la garantie des intérêts de chacun, notamment des possessions, conduit à l'instauration conventionnelle de la justice et de la propriété : « Après qu'a été souscrite cette convention sur l'abstention des biens d'autrui et que chacun a obtenu d'être établi dans ce qu'il possède, les idées de justice et d'injustice naissent immédiatement, comme de même, celles de propriété, de droit et d'obligation. (…) Notre propriété n'est rien que l'ensemble de ces biens dont la possession constante est établie par les lois de la société – c'est-à-dire les lois de justice. Par conséquent, ceux qui font usage des mots propriété, de droit ou d'obligation avant d'avoir expliqué l'origine de la justice, ou même qui en font usage pour cette explication, sont coupables d'une erreur très grossière et ne peuvent jamais raisonner d'un fondement solide. » (TNH, III, II, II). Les hommes adoptent des règles de justice pour poursuivre leurs intérêts propres, construisant artificiellement un ordre où le juge n'intervient qu'à sa marge, c'est-à-dire pour évaluer les titres et les prétentions à la propriété.

Adam Smith : le spectateur impartial

Alors que David Hume s'attache à démontrer l'artificialité de la justice, Adam Smith reprend son raisonnement pour l'étendre à l'ensemble des vertus morales. Son intention est alors de démontrer que la distinction entre vertus naturelles et artificielles n'a pas de sens. Pour Smith, l'individu ne prend conscience de lui-même, et donc de ses qualités et capacités, qu'à travers les autres. Dans le premier chapitre de la Théorie des sentiments moraux (1759), Smith retient de Hume l'idée d'un sentiment inné de sympathie ou de bienveillance. Seulement, la sympathie ne nous fait pas connaître les sensations des autres êtres humains, mais seulement les imaginer. En observant ses signes extérieurs, nous sommes capables de nous identifier au plaisir ou à la douleur de l'autre, et cela même si la sensation que nous imaginons n'est pas la sensation en elle-même : nous pouvons compatir avec quelqu'un qui souffre, mais nous ne souffrons pas autant à notre tour. La sensation produite par le spectacle de la douleur n'en est qu'une impression diminuée, créée par notre imagination dans la mesure où nous sommes capables de nous identifier à un autre être humain. L'homme capable de sympathie et la recherchant pour lui-même, finit par « s'épurer » de toute passion originelle à l'épreuve des deux situations : « (…) tout comme la nature enseigne aux spectateurs à se mettre à la place de la personne principalement concernée, elle enseigne également à cette dernière à se mettre, dans une certaine mesure, à la place des spectateurs. De même que les spectateurs se placent continuellement dans sa situation et, pour cette raison, conçoivent des émotions similaires aux siennes ; de même cette personne, se mettant constamment à la place des spectateurs, finit par éprouver quelque degré du détachement avec lequel elle sait qu'ils considèrent son sort. » (TSM : I, I, IV) De ce changement constant de point de vue naît l'impartialité, c'est-à-dire l'éloignement du regard nécessaire au jugement objectif.

La vie morale peut être caractérisée comme la recherche de tels points de vue à partir desquels les actions peuvent être jugées. Smith fait du spectateur impartial le point de vue absolu, l'horizon à partir duquel il devient possible de s'éloigner des partis pris inhérents à la vie sociale tout en défendant une immersion plus totale dans la vie en société. La justice revient donc à libérer totalement notre sympathie naturelle des passions violentes qui l'obstrue pour devenir observateur neutre des pratiques humaines.

La société comme procès évolutif

Pour Hume comme pour Smith, la justice comme garantie du droit et de la propriété est instituée à un moment de l'histoire, quand la bienveillance ou la sympathie seule ne suffit plus à faire tenir une société qui s'accroît irrésistiblement. Contrairement à Locke, qui part de la nature humaine pour reconstruire rationnellement un ordre social et politique fondé sur le contrat et la propriété, Hume dresse une généalogie ou l'origine réelle ou idéelle est moins déterminante que la pratique historique elle-même. C'est au sein de l'histoire que l'individu s'attache aux institutions, aux coutumes et aux habitudes qui suppléent à la faiblesse de sa constitution physique, intellectuelle et morale. Pour Smith, c'est même en s'immergeant totalement au sein de la société que l'individu peut la juger en toute impartialité. Pour conclure, notons que si la justice et les autres vertus morales pour Hume comme pour Smith se déploient en société, elles ne nécessitent en aucun cas l'assistance ou le secours de l'Etat pour apparaître au grand jour.

Haakonssen (Knud), « natural jurisprudence and the theory of justice », in Broadie (Alexander), (dir.), The Cambridge Companion to Scottish Enlightenment, Cambridge (UK), Cambridge Univ. Press, 2002, pp. 205-21. Hume (David), Traité de la nature humaine. Tome III : la morale, Paris, Garnier Flammarion, 1993 (trad. P. Saltel). Hume (David), Enquête sur les principes de la morale, Garnier Flammarion, 1991, (trad. P. Baranger, P. Saltel). Smith (Adam), Théorie des sentiments moraux, Paris, Puf, 2007, (trad. M. Biziou, C. Gautier, JF Pradeau).


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