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Le Royaume et la “république des lettres” arabes

Publié le 07 mars 2010 par Gonzo

riyadh

Trop peu de titres, pour un public dont les pratiques vont d’autres formes culturelles : l’édition arabe “de qualité” souffre… Même à l’heure d’internet, la région doit faire avec l’absence d’un véritable réseau régional capable d’assurer la distribution du livre auprès de ses lecteurs potentiels, par ailleurs souvent privés des titres qui les intéressent vraiment par une multitude de censures nationales toutes plus frileuses les unes que les autres…

Plutôt que de chercher des solutions concrètes à ces vrais problèmes, les autorités en charge des politiques culturelles dans les différents pays ont fait le choix de multiplier les prestigieuses récompenses littéraires (voir ces deux billets : 1 et 2), qui présentent le double avantage de les mettre en valeur tout en leur assurant la docilité des auteurs qui – sauf exception notable (voir ce billet) – se plient bon gré malgré aux “règles de l’art” qui régissent la république des lettres locale.

C’est bien souvent “clés en main” que sont achetés ces prix littéraires pour lesquels on fait appel, pour ce qui est de leur organisation au moins, à des compétences étrangères, à l’image du “Booker arabe”, de son vrai nom International Prize for Arabic Fiction, une “déclinaison” arabe (il y en a également une russe, et une africaine) d’un prix littéraire fondé en Grande-Bretagne en 1968.

Avec son inévitable lot de calculs, de polémiques et de rancœurs, la troisième édition du Booker arabe s’est soldée par une petite révolution puisque, pour la première fois dans le cadre d’une compétition interarabe de cette importance, c’est un auteur de la Péninsule qui a été couronné. Le lauréat est saoudien, un pays où le roman est certes apparu, historiquement parlant, dès 1930 (Les Jumeaux التوءمان de Abdel-Qouddous al-Ansari عبد القدوس الأنصاري) mais où l’écriture de fiction n’a vraiment débuté qu’à partir des années 1960, pour connaître un essor fulgurant depuis une bonne décennie, notamment sous l’impulsion de jeunes romancières “scandaleuses” (voir ces trois billets 1 2 et 3).

Révolution en effet car elle marque, selon nombre de commentaires de la presse, un nouvel épisode dans la lutte entre le “centre” et la “périphérie”. Depuis la nahda (renaissance) et la modernisation du monde arabe au XIXe, le centre ne saurait se situer nulle part ailleurs qu’en Egypte, la oum al-dounya cette matrone régionale dont le règne sur la république des lettres arabe s’est prolongé durant tout le XXe siècle, même durant le boycott (مقاطعة) qui a suivi la signature des accords de Camp David par Sadate. Dans cette “république des lettres” gouvernée par le centre, on est fatalement périphérique, à quelques exceptions près, pour peu qu’on soit originaire des marges  – les pays du Maghreb, le Soudan, le Yémen… – ou même d’une zone moins périphérique telle que la Syrie, le Liban, la Palestine ou encore l’Irak.

Khal
Tout littéraire qu’il soit, le Booker arabe, patronné par les Emirats, comporte aussi une dose de politique. Dès lors que les deux premières éditions avaient consacré des auteurs égyptiens (Baha Taher بهاء طاهر et Youssef Zaidan يوسف زيدان), il était à prévoir que le choix, parmi la short-list des six auteurs retenus, se porterait sur une autre nationalité (bonne présentation dans cet article d’Al-Hayat pour les arabophones). Délaissant les candidats libanais, jordanien et palestinien, le jury (réduit à quatre membres dont deux étaient originaires du Golfe en plus de la Tunisienne Raja Ben Slama et du Français Frédéric Lagrange) a donc fait le choix de la périphérie en retenant Abduh Khal (عبده خال).

Né en 1962 dans un petit village du sud du royaume saoudien et auteur d’une douzaine de romans, cet ancien enseignant d’arabe est aujourd’hui éditorialiste au quotidien Okaz (عكاظ), réputé pour être un organe “libéral”. Les lecteurs français (et pas mal d’autres) vont devoir attendre un peu pour découvrir une œuvre entamé en 1991 avec La mort passe par là (الموت يمر من هنا). Mais dans la presse spécialisée arabe, les avis sont plutôt favorables sans être enthousiastes, en raison d’une écriture qui n’est pas jugée sans faiblesses alors qu’on reconnaît à l’auteur davantage de talent dans le choix de thèmes qui explorent les aspects les plus sombres de la société saoudienne.

Le Royaume et la “république des lettres” arabes
Ainsi, le roman retenu par le jury du Booker propose une critique sévère des dérives du pouvoir à travers l’histoire de Tareq, qui quitte “l’enfer”, son quartier déshérité à Jeddah, pour se mettre au service des fantaisies les plus cruelles de son maître, bien à l’abri dans son palais. Quelque peu énigmatique pour celui qui ne connaît pas son Coran par cœur, le titre (Lançant des étincelles…) est une partie d’un verset (77:32) qui décrit l’enfer “lançant des étincelles grosses comme un palais”.

Romancier de la périphérie, décrivant les marges sombres du Royaume, Abduh Khal n’est pas absolument en odeur de sainteté dans son pays, surtout auprès des courants conservateurs religieux exaspérés par ceux qui “décrivent leur société sous ses aspects les plus outranciers et les plus ignobles, qui peignent le monde du sexe et de l’homosexualité et qui s’attachent à toutes les saletés et à toutes les ordures qu’on peut y trouver”.

On s’explique mieux la réaction de ce religieux saoudien (cité dans cet article en arabe) si l’on sait que le précédent roman d’Abduh Khal, Dépravation (Fusûq, 2006), relate les amours impossibles entre une jeune femme en rupture de foyer familial et un ancien jihadiste en Afghanistan qui finit par assouvir sa passion en déterrant le cadavre de l’aimée qu’il conserve au frigo !!!

fusûq
Annoncé juste au moment où s’ouvrait la foire du livre de Riyadh, la prestigieuse récompense accordée à un romancier local a donc servi de prétexte à une nouvelle empoignade entre “conservateurs” et “libéraux”. Alors que certaines sources affirmaient que le roman primé avait été retiré, les responsables ont énergiquement démenti et, depuis, le livre d’Abduh Khal caracole en tête des ventes (voir cet article en arabe dans Ukaz).

De quoi donner raison à Abduh Khal lorsqu’il explique, dans ce court entretien (en arabe) publié par Al-Quds al-’arabi, que ce prix couronne en réalité la production romanesque de toute une région du monde arabe trop longtemps négligée par la critique. Et qu’il espère qu’il contribuera à faire évoluer le point de vue de la censure locale, pour que les œuvres des écrivains saoudiens puissent circuler librement dans leur propre pays.

En somme, pour que les écrivains ne soient plus tenus en marge du “royaume des lettres arabes” !

Illustration (Ukaz) : à la foire du livre de Riyadh, le stand des éditions Manshurat al-Jamal, une maison fondée par des réfugiés irakiens à Cologne aujourd’hui présente à Beyrouth.


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