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obscurité (11)

Publié le 11 mars 2010 par Feuilly

Voilà tout ce qu’elle pourrait dire, la maison, si elle pouvait parler. Mais elle ne parle pas, elle se contente de savoir. Elle en a tant vu défiler, des hommes et des femmes, génération après génération, qui sont venus puis qui sont partis, tandis que de son côté elle demeurait semblable à elle-même, qu’elle a pris l’habitude de garder le silence, indifférente à tout ce qui n’était pas elle. C’est ce qu’on appelle le silence des pierres, celui qui confine à l’éternité. Et ce n’est pas ces trois visiteurs anonymes, en train de gravir l’escalier de la cave, qui vont l’impressionner. Si elle fait craquer les marches sous leur poids, c’est juste pour protester contre cette invasion intempestive, qui l’arrache à sa torpeur.

Eux, les visiteurs, n’entendent rien à cela, tant ils sont préoccupés par ce qu’ils vont découvrir au sommet. Et les voilà maintenant devant la porte, l’ultime porte. Elle n’a pas de serrure ! Il suffit d’en faire tourner la poignée et la voici qui s’ouvre, docile, sur le corridor du rez-de-chaussée. Ils sont enfin dans la maison !

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La première chose qu’ils aperçoivent, c’est le compteur électrique, qui est là, bien visible, sans coffret de protection. On se regarde avec un sourire en coin. Pauline s’approche, braque la torche au faisceau de plus en plus vacillant… C’est que les piles sont presque mortes, il ne faut plus traîner, c’est évident ! Mais on voit encore suffisamment clair pour distinguer les fusibles bien alignés ainsi que la rangée de fils rouges ou bleus qui sortent du tableau avant de se transformer en gros câbles qui courent le long des murs. Et là, à l’extrême droite, se trouve le disjoncteur principal. Il n’y a pas de doute à avoir, on le reconnaît au gros bouton rouge qui dépasse. Sûre d’elle, la mère appuie dessus d’un geste franc. On entend un déclic, ça y, le courant est rétabli. L’enfant court vers un interrupteur, bascule le commutateur et attend, incrédule. Il ne se passe rien. Il n’y a pas de courant ! La mère recommence, joue avec le bouton du disjoncteur, déconnecte puis reconnecte tous les fusibles les uns après les autres. Toujours rien. « C‘est peut-être l’ampoule du corridor qui est grillée », suggère Pauline. Comment n’y avaient-ils pas pensé ? C’est l’évidence même. Alors ils se précipitent dans la première pièce, appuient sur tous les interrupteurs qu’ils trouvent. Rien, toujours rien. Il n’y pas de courant ! Comment est-ce possible ? L’enfant, qui a déjà compris, désigne du doigt un tas de papiers amoncelés près de la porte d’entrée, au pied de la boîte aux lettres. Dans le rayon blafard de la torche, ils aperçoivent des dizaines et des dizaines de lettres, à même le sol. Sur l’enveloppe de quelques-une se dessine, bien visible, le sigle d’EDF. Voilà, c’est une évidence, comment n’y avaient-ils pas pensé plus tôt ? L’électricité a été coupée parce que les factures n’ont plus été payées depuis des mois et des mois. Depuis, en fait, le départ de la fameuse amie, celle qui avait si bien barricadé sa maison et qui maintenant leur joue un deuxième tour. Dans la petite équipe, c’est la consternation. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est le moment précis que la torche choisit pour rendre l’âme. Pauline a beau la secouer dans tous le sens, tapoter dessus, rien n’y fait. Les voilà plongés dans le noir absolu, dans l’obscurité tant redoutée.

Que faire ? Pauline se met à crier, littéralement prise de panique, ce qui ajoute encore à l’angoisse des autres. Sa mère tente de la rassurer, mais c’est à peine si elle l’écoute et soudain, la voilà qui s’élance au hasard, à l’aveuglette. On l’entend glisser sur le courrier répandu à terre, mais elle se relève et se met à secouer la porte d’entrée de toutes ses forces. « Il n’y a pas de clef, il n’y a pas de clef » hurle-t-elle. Il fallait s’y attendre ! Pourquoi la propriétaire aurait-elle laisser la clef sur la porte principale ? C’eût été imprudent. En attendant, les voilà pris au piège comme des rats, sauf que les rats, eux, n’ont pas trop de problème pour s’orienter dans le noir, ce qui est loin d’être leur cas.

Tandis que la mère essaie comme elle peut de rejoindre sa fille, qui braille toujours (mais qu’elle se taise, à la fin !) l’enfant réfléchit. Impossible donc de sortir par ici pour regagner la voiture. Car c’est ce qu’il faut faire, regagner la voiture. Cela n’a plus aucun intérêt d’être à l’intérieur de la maison puisqu’ils ne distinguent rien et qu’ils seraient bien incapables de trouver une chambre et un lit. Mais comment s’extraire de ce guêpier ? Ce n’est quand même pas vrai qu’il va falloir encore une fois rebrousser chemin ! Et dans l’obscurité totale, cette fois ! Mentalement, il refait le parcours du souterrain, rassemblant ses souvenirs au maximum. Il se voit déjà en train de tâtonner du pied pour retrouver l’escalier. Les marches craquent, c’est bon signe, mais il ne faut pas tomber, ne pas rater une marche. Il n’y a qu’un moyen, mettre la main sur la paroi et avancer lentement, très lentement. Et une fois dans le petit corridor, que faudra-t-il faire ? Ah oui, il se souvient : longer les murs jusqu’à la cave, celle qui est toute vide, puis ensuite, toujours en longeant les murs, trouver la porte intermédiaire, celle qui n’a pas de serrure. Une fois arrivé là, cela se complique. Traverser en plein milieu serait impossible, suicidaire, même, c’est pour se perdre à jamais. Il en a des sueurs froides. Mais continuer à longer les murs, c’est tout aussi dangereux, car il y a des cageots dans un coin. C’est pourtant la seule solution.

Alors il s’imagine en train d’avancer précautionneusement, jusqu’au moment où son pied vient buter contre le tas de cageots. Ne pas s’étaler en plein milieu, surtout, ces vieilleries doivent être remplies de clous rouillés. Non, il faudra alors les contourner, mais ne pas rompre le contact non plus, pour ne pas se retrouver perdu au milieu de la pièce. Et après ? Après ce sera l’escalier taillé dans le roc. Il en imagine déjà les marches glissantes, le contact incertain de sa semelle. Il avance pourtant un pied, puis un deuxième. Non, c’est trop dangereux, il ne peut plus avancer. De la main, il tâte la paroi humide du rocher. Elle est froide, horriblement froide et toute suintante. Il en sent l’odeur âcre. On dirait celle d’un tombeau. Alors il se revoit chez lui, accroupi dans l’écurie, perdu dans le noir et attendant la mort. C’est pareil, c’est juste pareil ! Sauf que là-bas la porte s’était ouverte sur sa mère, qui était venue le chercher pour fuir, mais ici les portes ne s’ouvrent jamais, il le sait bien, maintenant. Le voilà qui tremble. Il se voit en haut de cet escalier, perdu dans l’obscurité absolue, n’osant plus ni avancer ni reculer. Un cauchemar !

Non, impossible de passer par le souterrain, jamais il n’y retournera dans ces conditions. Il faut fuir, mais par où ? Pauline, pendant ce temps, continue de crier et de tambouriner contre la porte. La mère l’a rejointe, l’a prise dans ses bras, mais rien n’y fait. Elle se débat, sanglote et hurle. L’enfant sent la panique qui le gagne à son tour. Il doit sortir à tout prix, mais comment ? Soudain, il a un éclair de génie, mais en réalité c’est plutôt l’instinct de survie qui lui dicte sa conduite. Il entre dans la pièce de droite, longe le mur, escalade ce qui doit être un fauteuil. Le voilà à genoux sur les coussins et là, derrière le fauteuil, il y a la fenêtre. Ses doigts écartent les rideaux, cherchent le système de fermeture. Ca y est, il a trouvé ! Il actionne l’espagnolette, ouvre la fenêtre dont les deux battants s’écartent en grinçant. Il tâtonne encore, cherche la barre de fer qui bloque les volets. Il la tient, la fait sortir de l’encoche où elle est enchâssée. Elle tombe à terre dans un grand bruit métallique, ce qui fait taire les cris de sa sœur. Mais déjà il a ouvert les volets, escaladé l’appui de fenêtre et sauté à l’extérieur. La lune éclaire la prairie au milieu de laquelle se trouve la voiture. Il est sauvé ! ils sont sauvés ! A ce moment, d’un arbre voisin, une chouette, dérangée par tout ce bruit, prend soudain son envol et pousse son grand cri plaintif : « ouououuuuu, ouououuuuu »

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