Gary Victor, écrivain haitien
Nous continuons à fonctionner dans l'escalier mental de notre folie ségrégationniste même dans l'après-séisme. Dans les camps, dans la tête des gens, il s'établit une hiérarchie sociale établie selon qu'on vit sous une tente, sous un prélart, sous un abri en toile, sous un abri en tôle et dernier niveau, sous un abri en carton. Il faut dire que parmi les tentes, il ne fait pas trop bien de se retrouver parmi ces tentes très basses qui étaient vendues ou distribuées avant le séisme.Un ami me faisait remarquer qu'il avait été assez surpris de voir un étranger vanter les mérites de l'eau que son ONG distribuait bien sûr gratuitement à des centaines de sinistrés, puis de voir ce même étranger sortir d'un supermarché trainant devant lui un charriot plein de bouteilles d'eau de boisson pour son usage personnel. C'était en vérité un bel exemple de probité- on ne verrait pas un comportement pareil chez un natif-natal- mais aussi une preuve que cet étranger ne faisait peut-être pas confiance à cette eau dont il ventait les mérites.
Au niveau du kilomètre 3, de la route de l'Amitié qui relie la nationale 2 à la ville de Jacmel, où on persiste, depuis des années, à exploiter une carrière de sable qui met toute cette région en danger, le séisme a fragilisé encore plus l'environnement. D'impressionnants rochers se sont détachés de la montagne et ont roulé pour se mettre presque au travers de la route. Samedi matin, j'ai vu de mes yeux plusieurs camions s'arrêter au bord de la route pendant que des travailleurs piochaient dans les rochers pour en récupérer le sable. En fait, la mine continue à être exploitée comme si de rien n'était. Plus les jours passent et plus la folie s'incruste.
J'ai vu aussi des faux camps en deux endroits au bord de la route de l'amitié et on m'a signalé des faux camps en d'autres lieux. Sachant que les étrangers distribuent nourriture et denrées diverses aux sinistrés bien visibles, certains malins s'empressent de construire un camp. Il faut qu'il soit dans le plus mauvais état possible. Un état.. médiatique. Pour atteindre l'étranger au coeur là où l'Haitien resterait de... marbre. Bois, toiles, matériaux de récupération et on fait s'y installer femmes, enfants surtout de la zone. Avec un peu de chance, on peut voir la manne du ciel tomber rapidement.
Il y a même l'histoire d'autres petits malins qui ont installé des tentes dans différents camps de manière à récupérer le plus possible au niveau de l'aide distribuée. Les cartes pour la nourriture sont aussi l'objet de pas mal de trafic. La chance, c'est qu'avec tout le riz, momentanément, en circulation, le commerce de cette denrée trafiquée, momentanément, se ralentit. Mais comme tout cela ne peut être que momentané et comme notre président, soucieux de certains intérêts, veut défendre la « production nationale » en ralentissant l'aide, on peut s'attendre bien vite à une reprise très profitable. Il faut se défendre comme on dit dans notre savoureux langage.
On s'installe dans une précarité qui est peut-être meilleure que celle d'avant. Dans la précédente, on était inexistant aux yeux de l'État. Maintenant, on est visible aux yeux des étrangers et on devient une mine d'or pour les grands malins qui aiment bien les catastrophes. Le Champ de Mars, la nuit, a l'ébullition d'une cour des miracles. C'est la grande promiscuité des fêtes champêtres haïtiennes où les souffrances, le mépris s'oublient dans un corps à corps forcené avec la nuit, avec les ténèbres. On y fait le commerce de tout, du frais et du moins frais, du naturel et du conservé, de l'enfumé, du braisé, dans une ambiance où les vapeurs d'ammoniaque se mêlent à d'autres plus insupportables, mais que nos nez, si habitués, à la corruption ne peuvent plus capter. Il y a des citoyens qui y vont pour cette ambiance de fin du monde, mais combien excitante dans notre culture du chaos.
N'oublions pas les lignes impressionnantes devant les guichets de la DGI et d'autres institutions étatiques devant fournir des services aux citoyens. Dans des conditions dites normales, on ne se préoccupait pas trop de faciliter aux citoyens l'accès aux services. Maintenant, c'est encore pire surtout que la priorité pour l'État, c'est de rentrer du fric. Ce qui est toujours bizarre dans cette histoire, c'est que ces queues pour des services essentiels ne sont pas faites pour certains de nos compatriotes. La queue a toujours pour fonction de monnayer au prix fort l'accès et la rapidité de certains services. Alors, ceux qui peuvent payer ne s'en privent pas.
La réouverture des classes est sans doute le plus grand casse-tête que doivent résoudre nos dits dirigeants. Quelques écoles qui avaient tenté même de réunir leurs élèves pour définir une nouvelle programmation devant empêcher une rupture trop longue avec le cycle normal d'apprentissage ont dû les renvoyer manu militari sous la surveillance de fonctionnaires du ministère de l'Éducation nationale soudainement soucieux d'empêcher une éducation à deux ou trois vitesses. Pendant ce temps, tous ceux qui ont un tant soit peu de moyens - en particulier nos dirigeants - expédient leurs enfants à l'étranger pour qu'ils puissent continuer le plus vite possible leurs études. Pendant ce temps, le petit peuple jeune fait appel à Jésus sous l'oeil rigolard du président de la République trop heureux sans doute que Dieu, par une impensable rhétorique, soit rendu responsable de la catastrophe et de tous ces morts.
Il y a cette blague qui court les rues : Satan, sidéré, muet de jalousie, regarde le spectacle de Port-au-Prince le matin du 13 janvier et dit, furieux, vexé : « Peyi sa a vire lòlòj moun ou pa ta sipoze ! Brother a pa ta bezwen rive nan sa m wè a pou l fè moun sou do m ! »
Gary Victor, écrivain haitien