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L’économie socialiste (soviétique)

Par Argoul

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Selon Raymond Aron, « il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. » Le système a  nécessité de “Nouvelles Politiques Economiques” successives pour combler les catastrophes régulières du collectivisme (NEP en est le sigle en anglais). Le Parti a toujours (mais vainement) cherché la pierre philosophale agricole :

. sous Staline les recettes biologiques de Lyssenko, la plantation de forêts à outrance, le projet d’irrigation des déserts.

. sous Khrouchtchev les labours profonds, maïs et coton sur tout le pays, l’utilisation massive d’engrais, l’exploitation des terres vierges. 

. sous Brejnev, les achats annuels de céréales à l’Occident et le développement de l’espionnage technologique et scientifique.

Au début, priorité a été donnée à la défense des acquis du socialisme, donc à l’industrie lourde pour l’armement. Après l’humiliation de Khrouchtchev et du peuple soviétique aux yeux du monde lors de la reculade de Cuba, priorité est restée au renforcement de la puissance. Sous Brejnev, le beurre a continué d’être sacrifié aux canons. D’où les tentatives régulières de “limiter la course aux armements” pour juguler la fuite en avant où l’URSS s’essoufflait. Les élites, privilégiées, n’étaient pas touchées. Le rêve de l’homme moyen soviétique restait celui des Européens des années 1950 : l’appartement, la voiture, la résidence secondaire. Quant à la culture, les vieux étaient heureux de voir leurs petits-enfants aller en classe alors qu’eux-mêmes n’ont su lire qu’avec l’aide du Parti, lorsqu’ils avaient déjà 20 ans. La littérature existait en URSS de façon industrielle, elle convient à beaucoup de citoyens qui cherchaient seulement à se distraire (pas moins qu’en économie marchande du best-seller). Aujourd’hui, on ne la lit même plus; elle fut aussi “jetable” que les nothomberies ou mincqueries annuelles. 

L’URSS fut un Etat qui appliquait en temps de paix les méthodes de l’économie de guerre. Le pouvoir soviétique ressemblait à ce Léviathan dont les origines remontent à Sumer : un Etat total, pleinement intégré du haut en bas, sans aucune fonction autonome. Selon Zinoviev, « la planification est une contrainte que s’impose l’Etat pour préserver l’unité de l’organisme social. C’est un moyen purement communiste de limiter les débordements communautaires. Qu’on le veuille ou non, la vie réelle de la société tend vers la planification qui représente une sorte d’idéal, de norme. » Ivan Khoudenko a tenté une expérience significative en 1960 : autorisé par le Conseil des Ministres khrouchtchévien à expérimenter une nouvelle organisation du travail et de rémunération dans un sovkhoze, il a créé de petits groupes d’ouvriers en autonomie complète. Avec exigence de résultats et salaires sans limitation en fonction de la production. Le prix de revient des céréales est alors tombé au quart de ce qu’il était par ailleurs, et les salaires ont été multipliés par quatre. Les conséquences en étaient “malheureusement” un moindre contrôle : indépendance accrue et limitation du Plan. Khoudenko a été arrêté et condamné, il est mort en prison en 1974.

La glasnost a permis à l’URSS de se rendre compte qu’elle était toujours, 70 après la Révolution, un pays “en voie de développement”. Dès que l’accumulation des moyens centralisés eut trouvé ses limites, la productivité soviétique décrut. Le Docteur Aganbeguian, conseiller de Gorbatchev, citait les données officielles qui faisaient état d’une productivité de plus en plus faible dans les années 1970 et d’un recul au début des années 1980. D’où le constat du professeur Maïdaniok dans une interview aux “Izvestia” en mars 1990 : « la nature même de notre économie officielle donne naissance à l’économie criminelle. Elles sont jumelles. » Chaque réforme se heurte à l’inertie du système qui, lui, n’est jamais remis en cause. On connaît l’anecdote soviétique sur la viande :

“avant la Révolution, la boucherie avait une enseigne sur laquelle était écrit le nom du propriétaire, Vassili Ivanovitch, et à l’intérieur on trouvait de la viande. Depuis la Révolution, la boucherie a le mot “viande” écrit sur l’enseigne, et à l’intérieur on trouve Vassili Ivanovitch.”

A Moscou, une exposition de 1989 sur “les succès de l’économie” montrait tous les ratés du socialisme économique : des balles de volley ovales, des ours en peluche qui louchent, des samovars rouillés, des faitouts ébréchés, des laitues pourries, des volants de badminton emmêlés, des boites de poisson écrasées et une bouteille d’eau minérale avec une petite souris flottant à l’intérieur. Les autorités soviétiques reconnaissent en 1989 que des dizaines de millions de personnes, au moins 20% de la population, vivent sous le régime socialiste en deçà du seuil de pauvreté. Il était fixé pour l’URSS à environ 75 roubles par mois et par personne. Les gangs de jeunes se multiplient comme à New York ou Berlin. Edouard Limonov, jeune écrivain soviétique émigré aux Etats-Unis, a décrit ces banlieues où l’on s’ennuie, entre les adultes-fonctionnaires et l’activisme factice du Parti. La délinquance ne date pas des derniers temps de l’URSS : son livre, “Autoportrait d’un bandit dans son adolescence”, décrit la petite ville de Kharkov en 1958… Dans les appartements collectifs, l’égoïsme faisait des ravages, la promiscuité entraînait divorces, alcoolisme, hooliganisme, drogue, comportements asociaux. Jacques Sapir a montré que les pénuries et les inégalités ne sont pas les scories du système soviétique mais les éléments nécessaires d’une forme spécifique de régulation sociale : le clientélisme.

La catastrophe de Tchernobyl a montré à la population comme aux dirigeants l’incroyable incurie du système soviétique, son impuissance à gérer correctement une technologie moderne. Le quatrième plus grand lac du monde, la mer d’Aral, est morte de pollution et d’infrastructures aberrantes, mettant au chômage des dizaines de milliers de pêcheurs, mécaniciens et ouvriers des conserveries. Dans l’Oural, un train de collégiens a déraillé en juin 1989, faisant plus de 200 morts et plus de 700 blessés. Mikhaïl Gorbatchev a cité clairement à cette occasion la combinaison d’ « irresponsabilité, d’incompétence et d’inorganisation » dans cette catastrophe.

Le 19 octobre 1990, le Parlement soviétique a adopté les orientations principales du passage au marché, désormais appelée “l’économie normale”. Dans la Fédération de Russie, la propriété privée de la terre a été autorisée au 1er novembre 1990. Gorbatchev disait : « il n’y a pas d’alternative au passage au marché, il faut perdre l’habitude de voir dans le pays un gigantesque organisme de sécurité sociale. » Mais la transition sera longue, douloureuse psychologiquement et socialement pour le peuple.

Car l’économie de marché n’a jamais existé dans les mentalités soviétiques, elle était une abstraction absolue.


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