Ces morts sont-ils légalement morts?
Des centaines de milliers de personnes disparues laissant comptes bancaires, coffres, voitures, propriétés, prêts, dettes... Comment légalement s'attaquer à ces problèmes? Le Journal a rencontré Me Samuel Madistin.
Le tremblement de terre du 12 janvier a fait plusieurs centaines de milliers de morts. Au lendemain de la catastrophe, des cadavres jonchaient les rues de la région métropolitaine. Le gouvernement a dû recourir aux fosses communes pour éviter une aggravation de la situation sanitaire du pays.
De nombreux cadavres sont encore sous les décombres. Les personnes enterrées dans les fosses communes n'ont pas été identifiées, des photos n'ont pas été prises. Quelle est la conséquence juridique de la décision prise par le gouvernement sur les familles et les rapports des individus entre eux d'une part, et des individus avec les institutions publiques ou privées au sein de la société d'autre part?
Cette décision gouvernementale risque de causer des ennuis juridiques à plus d'un.
L'avis de Me Samuel Madistin sur la question: le départ d'un individu pour l'au-delà doit être constaté par un acte juridique que l'on appelle « acte de décès». Ce document donnant ouverture à la succession du défunt ne sera dressé par l'officier de l'Etat civil que sur la déclaration de deux témoins. Il est donc nécessaire, poursuit-il, que le corps du défunt soit retrouvé et identifié pour une telle déclaration. Quand l'individu disparaît, qu'on n'est sans nouvelle de lui et qu'on ne sait pas s'il est vivant ou mort, on parle, dans le langage juridique, « d'absent».
Le mot « absent» en droit diffère du mot absent utilisé dans le langage courant. L'individu qui a abandonné son domicile, mais sur l'existence de laquelle on a aucun doute, est un « non-présent» et non un « absent», fait remarquer l'homme de loi.
L'absence est une présomption de mort et ne constitue pas une certitude de mort. C'est pourquoi elle met en péril de nombreux intérêts du conjoint de l'absent, de ses enfants mineurs et de ceux qui ont traité avec lui. L'absence a donc des effets quant aux droits de famille et aux biens.
La loi divise la situation de l'absent en trois grandes périodes dans le but d'assurer la protection de ses biens. La première période: on parle de présomption d'absence. Il s'agit d'une période d'attente pendant laquelle la présomption d'absence l'emporte sur celle de mort. Et au cours de cette période, on ne peut prendre aucune mesure de protection relative aux biens du présumé absent. Cette période dure une année si l'absent n'a pas laissé de mandat exprès à quelqu'un pour la gestion de ses biens et cinq ans dans le cas contraire.
Deuxième période: A l'expiration de ce délai, les personnes intéressées (conjoints,enfants majeurs, frères, mères, associés...) pourront se pourvoir devant le tribunal civil du domicile de l'absent pour faire déclarer l'absence. C'est la période dite de déclaration d'absence au cours de laquelle la présomption de mort est égale au moins à celle de vie.
Le tribunal rend, après enquête contradictoire avec le ministère public, dans le délai de six mois, un jugement de déclaration d'absence. Ce jugement ordonne la mise sous séquestre légal des biens de l'absent, donc l'envoi en possession provisoire. L'administration desdits biens est confié au directeur général des impôts. Cette période dure vingt ans après la mise sous séquestre des biens ou cent ans depuis la naissance de l'absent, si ces biens n'ont pas été sous séquestre légal.
La troisième période, appelée période de l'envoi en possession définitive, est celle où la présomption de mort l'emporte de loin sur celle de vie. Le tribunal, sans avoir la certitude de décès, rendra un jugement ordonnant l'envoi en possession définitive. Ce jugement met fin à la communauté si l'absent était marié, les héritiers peuvent prendre la qualité de propriétaires. C'est à ce moment seulement que les biens de l'absent peuvent être hypothéqués ou vendus, que son conjoint peut légalement se remarier, souligne Me Samuel Madistin.
Il s'agit là d'une situation complexe si cette procédure d'absence doit être appliquée pour des centaines de milliers de disparus. L'impact sur la vie des ménages, sur les relations commerciales et bancaires et d'autres relations contractuelles, peut être lourd de conséquence.
Du jugement déclaratif de décès
En dehors de la réglementation de l'absence, l'homme de loi fait ressortir des cas juridiquement distincts de disparition. Il s'agit des cas où aucune incertitude ne peut persister. L'individu, par exemple, se trouvait à l'intérieur d'un bâtiment public ou privé qui s'est effondré. Il n'y a aucune chance qu'il y ait des survivants, mais le corps n'a pu être retrouvé. Le décès dans ce cas est certain. Il n'est pas nécessaire de recourir à la procédure relative au jugement déclaratif de décès prévu par le décret du 24 novembre 1977 sur la déclaration de décès des disparus en Haïti et hors d'Haïti, publié dans le Moniteur #85 du 15 décembre 1977.
Ce décret permet au doyen du tribunal civil du lieu de la mort présumée ou de la disparition de déclarer judiciairement le décès de tout individu dont il est certain, selon l'analyse des faits, en dépit du fait que le corps n'a pas été retrouvé pour inhumation. Cette action peut être intentée par toute personne justifiant un intérêt actuel et certain ou par le commissaire du gouvernement du lieu de la juridiction concernée.
Le jugement déclaratif de décès tient lieu d'acte de décès et sera opposable au tiers. Le dispositif dudit jugement sera, à la diligence du commissaire du gouvernement, transcrit dans les registres à ce destinés par l'officier de l'état civil du lieu réel au présumé de l'événement.
Cette procédure a été appliquée efficacement par mon cabinet dans la juridiction de St-Marc pour établir le décès des personnes tuées dans le massacre de La Scierie dont les corps n'avaient pu être retrouvés pour les raisons que l'on sait. Le jugement déclaratif de décès donne ouverture à la succession et permet d'éviter le temps fou de la procédure d'absence.
Le décret autorisant la déclaration judiciaire de décès peut servir d'outil aux parents de nombreux disparus pour la réglementation des biens des personnes tuées au cours du séisme du 12 janvier 2010 et dont les corps n'ont pas été retrouvés. Le gouvernement pourrait mettre un noyau de juristes à la disposition des victimes pour l'accomplissement de ces formalités légales sans frais, si le bien-être de la collectivité constitue un de ses soucis majeurs.
Jean-Robert Fleury