Georges Chapouthier : "KANT ET LE CHIMPANZE",
Belin, 2009.
Voici un ouvrage que chacun, à mon humble avis, se devrait de lire.
En 140 pages seulement, et d'une manière fort accessible, cet essai recentre totalement la vision, l'idée que nous pouvons nous faire de l'être humain.
Il a le mérite de regarder l'étrange créature que nous sommes sous le double angle de la biologie et de la philosophie, deux matières qui ne se rencontrent habituellement, qu'assez peu (du moins
aux yeux du grand public). Edgar Morin en appelle à l'approche inter-disciplinaire, à un certain globalisme pour répondre au "défi de la complexité". Georges Chapouthier se situe dans la même
audacieuse perspective.
C'est avec un sens de la démonstration logique, scientifique rigoureux (ce qui ne nous étonnera guère) qu'il insiste sur la CONTINUITE existante entre le "stade animal" et le "stade humain".
Tout ce qui nous paraît être "le propre de l'Homme" est présent chez l'animal (et pas seulement le primate, le grand singe), à l'état d' "ébauche". Le fossé, le "bond en avant" de l'Homme n'est
donc qu'une question de degré, et le supercerveau humain le prouve, avec ses trois "étages" superposés : le cerveau reptilien basique qui gère les besoins les plus archaïques, les plus primaires (
alimentation, sexualité / reproduction, territorialité, sommeil, dominance, réflexe peur / agressivité ou fuite, instinct de conservation...), le cerveau limbique commun à tous les mammifères, qui
gère les émotions et, pour couronner l'ensemble, le puissant et typiquement humain (quoiqu'il soit présent, mais en beaucoup moins développé, chez l'animal) néo-cortex, qui est le siège de la
pensée réflexive et de la conscience.
Georges Chapouthier s'aide de l'éthologie pour mettre en relief, chez l'animal, des esquisses, des prémices de conduites humaines (proto-langage, proto-cultures) et la présence, chez l'Homme, de
comportements biologiquement déterminés qui ne le différencient en rien de n'importe quel animal.
Ainsi, la séparation, la "dualité" corps / esprit, corps / conscience n'a-t-elle, au fond, pas lieu d'être.
Georges Chapouthier note, avec une perspicacité étonnante, que la vie semble tendre à développer une complexité croissante, si ce n'est même exponentielle. Cela lui permet de revenir sur un thème
qui lui tient fort à coeur : les êtres vivants lui donnent l'impression d'être "rebelles" aux lois entropiques du monde; "l'exception thermondynamique [...] est caractéristique des êtres vivants",
lesquels se caractérisent aussi par ce que le savant a baptisé "construction en mosaïques", à partir d'éléments de plus en plus complexes "emboîtés les uns dans les autres".
Systèmes-gigognes, "systèmes à étapes", tels sont les systèmes de la Vie, dans sa lutte inlassable contre l'usure, l'anéantissement (entropie) et, donc, dans le but de se perpétuer .
A l'opposé d'un autre grand "penseur de la science", le regretté Stephen Jay-Gould, l'auteur de cet ouvrage est enclin à penser que "les propriétés même de l'atome de carbone conduisent,
nécessairement, à l'apparition de structures organiques complexes".
Vu sous cet angle, pas de rupture, une créature du type de l'être humain se devait, tôt ou tard, d'apparaître.
Certes, Georges Chapouthier nous ramène avec fermeté à notre condition animalière, et, ce faisant, nous ôte les illusions qu'entretient en nous notre pensée si riche. Mais, simultanément et assez
étrangement, il nous rassure en suggérant ce qui, ma foi, s'apparente à une espèce de "sens de la vie" ancré uniquement dans la nature matérielle du monde.
Cependant, selon lui, l'Homme reste bel et bien un cas à part, incomparable, dont la différence réside essentiellement dans les facultés hors- pair de son "puissant cerveau", qui a su créer une
culture hypertrophiée, unique, capable de transformer le monde.
Pour autant, la culture est-elle un phénomène "contre la nature" ?
Ici, Chapouthier prend résolument le contre-pied de toutes les grandes écoles philosophiques traditionnelles et classiques quand il affirme que "l'homme n'a fait que sur-développer [...] des
ébauches amorcées avant lui par ses cousins et ses ancêtres" (animaux, primates) parce qu'il était ( et est toujours) un "embryon de singe", par conséquent un être inachevé, un être resté ouvert à
toutes les formes d' "adaptabilité".
Chapouthier, vers la fin de ce livre, se penche particulièrement sur deux questions qui l'interpellent ; le sens moral et le sens esthétique (art) dans leur lien à la nature.
Qu'est la morale humaine ?
" [ Elle ] repose sur des relations sociales". L'Homme est un primate ultra social qui doit sa survie à l' "altruisme", au partage, dénominateur commun de tous les regroupements d'animaux sociaux.
L'altruisme et le sens des hiérarchies seraient donc, chez lui, naturels. Toute société est une structure complexe et, en conséquence, fragile, qui se doit de s'auto-réguler si elle veut conserver
son équilibre, essentiel à sa survie. Tous les individus qui la composent "savent" que leur propre survie ( et celle de leur progéniture) dépend étroitement de cet équilibre.
L'esthétique, quant à elle, dériverait des nécessités d'ordre sexuel et sensoriel ( attirance, sensations, plaisir). Darwin, déjà, se risquait
à relier directement "l'attraction entre les sexes" à la perception de la beauté. Serait "beau", au départ, ce qui provoque l'excitation et
attire. Puis, par extension, par association propres à l'esprit humain et à son pouvoir d'imagination créative, extrapolatrice, devient beau ce qui apporte du plaisir et flatte les sens (quelque en
soit la nature). Là-dessus, bien sûr, viennent s'intercaler les codes culturels. Et le tour est joué !
Morale et esthétique, toutes deux, se situent "entre nature et culture".
Je trouve que cet ouvrage de Georges Chapouthier nous fait du bien. Il cherche à nous réunifier en rompant les vieilles dichotomies, les vieilles "schizophrénies" qui cherchent à séparer l'esprit
de la "bête". Grâce à lui, nous nous sentons moins seuls, moins étrangers au monde.
Un livre "religieux", en somme ( que Georges me pardonne, il va bondir, mais le mot "religieux" est ici à prendre dans son sens basique, issu du verbe latin "religare" qui signifie "relier").
L'Homme apparaît moins mystérieux, moins divisé, moins étranger à lui-même, à sa propre histoire.
Formulé autrement, ce livre a le mérite de nous aider à nous mieux comprendre.
En sus, la rationalité sans faille de la démonstration nous rassure. Elle étaye la solidité de la thèse.
Reste cependant un problème : l'autonomie de la conscience, ce caractère "anti-nature" que Chapouthier, lui-même, reconnait.
La conscience ne constitue-t-elle pas un "phénomène émergent" qui, en s'autonomisant de plus en plus, serait voué à une vie propre, laquelle, en l'amenant à "revendiquer son indépendance" ,
justifierait, en définitive, la perception si ancrée chez l'Homme (et ce dans toutes les cultures, y compris les plus proches, encore, du mode de vie préhistorique) d'une forme de dualité esprit /
matière ?
La conscience, au final, n'a-t-elle pas conscience que de la conscience ( ce qui expliquerait le "cogito") ?
N'est-elle pas mue par une volonté de s'affranchir de la matière (dès l'aube de l'humanité, la recherche d'états seconds, de visions par le truchement de transes dites "chamaniques" est fortement
soupçonnée; d'autre part, on sait que la psyché peut agir sur le corps dans un sens négatif, comme, par exemple, dans le cas des maladies psychosomatiques )?
L'action de l'Homme sur la nature ne témoigne-t-elle pas d'une radicale extériorité, d'une radicale coupure entre sa conscience et cette dernière, ne constitue-t-elle pas une agression, donc un
vecteur d'entropie ?
Je ne sais pas si je l'ai bien formulé mais la question (au fond, celle de la nature de la conscience humaine), il me semble, reste ouverte.
Ce qui est sûr, en tous les cas, c'est qu'après la lecture d'un tel livre, on s'aperçoit que, désormais, la réflexion philosophique n'est plus en mesure de se passer des données et des
apports de la science actuelle, qui, pratiquement chaque jour, accouche d'une nouvelle (et troublante) découverte.
P.Laranco.