Après un court exorde de bienvenue en un lieu mythique, de remerciement à la valeureuse assistance et d’allusions humoristiques au temps, à l’air, à l’air du temps comme pour détendre l’atmosphère en ce moment solennel, Friedrich Grülen se cala derrière son pupitre de verre et poursuivit ainsi son exposé :
« Donc, comment et pourquoi Otto von Praten a-t-il disparu ici même, sur cette scène, le 3 juin 32, à 15h, soudain désintégré, volatilisé, pas même une brise dans la brise, une ridule sur l’eau d’un lac ? Il importe de l’apprendre enfin, avant la date butoir du 3 juin 62. Passé cette trentaine, vous le savez, Mesdames et Messieurs, toute mention de son nom deviendra illégale, passible de prison ou d’exil. Or si l’on entérine son inexistence, le doute de proche en proche gagnera chaque vie, la vôtre, la mienne, et c’est tout l’échafaudage humain qui s’effondre.
« Beaucoup d’attestateurs sont décédés, et la plupart de ceux qui restent se résignent. Questionnés de près par les agents valideurs, ils en viennent à admettre que peut-être ils ont rêvé ; ils ont cru en effet, jusqu’à cette impensable minute, à l’existence effective du savant ; mais, toute preuve matérielle s’étant évaporée, le plus sage, avouent-ils, est de conclure à une erreur des sens : les phénomènes d’hallucination collective sont connus.
« Nous ne sommes plus, Mesdames et Messieurs, que quelques centaines d’hommes et de femmes disséminés pour résister aux faits, revendiquer la mémoire contre l’évidence, croire que l’existence d’Otto von Praten conditionne, bien au-delà de sa personne, la pérennité de l’édifice. Les « Comités mémoriels von Praten » à travers le monde se sont taris l’un après l’autre. Notre Présidente, madame Brigitt von Praten, souffrante, n’a pu se joindre à nous pour confirmer, avec la flamme qu’on lui connaît, la réalité matérielle de son fils. Je vous demanderai donc, mes amis, à la fin de la séance, de dire par un vote à bulletin secret si vous me donnez mandat pour finaliser et soutenir in extremis la requête en reconnaissance.
« Les preuves tangibles, vous le savez, ont disparu. Plus une photo dans les archives de presse nationales et mondiales, cléricales et laïques, ni même dans les albums de familles ; aucune mention du nom dans les registres publics, pas un bulletin dans les écoles et universités ; les textes d’Otto ont disparu des librairies, des bibliothèques, des électrothèques et même du disque noir. Si nous n’avions, à quelques semaines de la clôture, que notre souvenir pour preuve, l’affaire serait entendue. Mais je crois détenir, Mesdames et Messieurs, moi Friedrich Grülen, qui fus son disciple et ami, l’élément décisif pouvant rétablir Praten à la face du monde, et mieux encore : faire aboutir son oeuvre.
« D’abord un rapide rappel des faits.
3 juin 32, 13h15 Otto termine son déjeuner avec une dizaine d’intimes au restaurant qui jouxte le théâtre. Je le sens tendu sous un air jovial, il sait qu’il va jouer gros dans moins d’une heure devant l’Aréopage.
13h45 Nous sommes dans la coulisse du Grand Théâtre, la salle bruisse, s’électrise. Assis à la tribune officielle, entre les deux Coprinces, l’Archimaître attend, impassible. J’observe chez mon ami le piétinement de celui qui piaffe, l’œil ardent de celui qui sait, la bouche sèche de celui qui craint.
14h Il entre en scène, dans un tonnerre d’applaudissements, salue, obtient le silence et s’installe à la table pour l’exposé succinct des enjeux philosophique, psychologique, moral et même social, de sa découverte.
14h30 Il entame le cheminement mathématique qui doit conduire à l’équation suprême, clé de l’énigme universelle et dévoilement de Dieu. L’écran vocal flamboie dans son dos à mesure de la démonstration.
14h55 Pause. Il boit une gorgée, se lève, arpente la scène . L’assistance retient son souffle. Figures, lettres et chiffres sur l’écran et dans les esprits sont en suspens, comme au bord de la révélation. Un pas encore et l’Homme accédera à la Connaissance ; les sceaux seront brisés, l’alpha et l’oméga décryptés, le Créateur identifié, localisé, et non point, peut-être, comme on l’a cru depuis l’aube des temps, au fin fond du Ciel, mais là, tout prêt, où l’on n’osait le chercher, à portée de main, comme tapi dans la doublure du monde.
15h : Otto se rassoit, prêt à entrer dans les ultimes arcanes de la formule. Silence de tombe dans tous les degrés du théâtre. Dans la tribune officielle l’Archimaître est debout, statufié ; les Coprinces ont pris leurs jumelles… Et c’est alors que tout à coup, comme une bulle éclatée , Otto n’est plus visible. Clameur de l’assistance. Tumulte. On frise le burlesque quand les huissiers cherchent en tout sens, même sous la table, dans la serviette. La foule envahit la scène, fouille les coulisses. L’Archimaître s’est éclipsé sans une déclaration, avec les Coprinces. Plus trace d’Otto von Praten, jamais, nulle part. »
Friedrich Grülen s’interrompit un instant, immobile, le visage dans les mains, puis le regard attaché aux cintres. Enfin, après une longue aspiration :
« Et voici maintenant, mes chers amis, l’élément nouveau, décisif, fruit de trente ans de mes recherches. Il va permettre non seulement d’authentifier Praten dans sa réalité historique, mais de fournir, enfin reconstituée, la formule finale de l’équation qu’il était seul à détenir, et qu’en ce même théâtre, voici bientôt trente ans, il n’eut pas le temps de communiquer.»
L’orateur achevait sa déambulation pour rejoindre le pupitre de verre, lorsqu’il fut comme happé par l’ombre, ventousé par le vide. L’assistance des fidèles se dispersa dans la peur. Huit jours plus tard, dans la nuit du 2 juin 62, le Grand Théâtre était la proie des flammes. On inaugurera bientôt la galerie marchande construite en son emplacement.
Arion