La social-démocratie contemporaine est confrontée à un paradoxe auquel il lui est difficile d’échapper : alors que ses fondements doctrinaux (la régulation de l’économie et un Etat social fortement redistributif) sont chaque jour confortés par l’actualité de la crise de légitimité que traversent le capitalisme dérégulé et la doxa libérale, les forces politiques qui s’en réclament échouent pratiquement partout aux élections. Les partis de droite, conservateurs et libéraux, ceux-là mêmes qui ont combattu les idées sociales-démocrates pendant des décennies, triomphent. Le modèle social-démocrate n’apparaît plus en mesure de fournir, comme c’était le cas il y a 60 ans, la meilleure solution économique et sociale – le fameux « compromis » – aux démocraties libérales.
Pour comprendre ce qui est à l’œuvre, il est nécessaire d’aller au-delà de l’explication habituelle qui se réduit à constater que la social-démocratie aurait épuisé son destin historique en le réalisant. La voie particulière – différente du communisme – qu’elle a incarnée au sein du mouvement socialiste a triomphé : le réformisme comme méthode (plutôt que la révolution), la régulation de l’économie de marché comme programme (plutôt que l’appropriation collective des moyens de production) et la démocratie politique comme cadre d’exercice du pouvoir (plutôt que la dictature du prolétariat). La social-démocratie s’est imposée également comme régime institutionnel de gestion des relations entre capital et travail dans le cadre national (le « compromis » donc) dans la seconde partie du XXe siècle en Europe occidentale notamment. Et, plus symboliquement, cette victoire de la social-démocratie, au-delà de l’organisation partisane particulière née de ce compromis, se lit aussi dans les mots. Les membres des partis socialistes, travaillistes ou sociaux-démocrates stricto sensu se désignent ainsi désormais volontiers comme « sociaux-démocrates » alors que l’appellation a longtemps fait figure d’anathème au sein du mouvement socialiste – les sociaux-démocrates étaient des sociaux-traîtres.
La social-démocratie s’est néanmoins engagée dans une impasse en abandonnant, parce qu’elle l’a cru définitivement réalisé, son projet historique, au profit d’un libéralisme auquel elle n’a finalement pas su résister et dont elle a même parfois volontairement épousé les contours – dans le cas du social-libéralisme. Un libéralisme économique, matérialiste et consumériste, voué au culte de la croissance pour elle-même à coup de dérégulation, de flexibilité et de privatisation, mais aussi un libéralisme culturel ou moral, dont le projet tout entier forgé autour de l’individu et de ses droits sans cesse étendus s’est traduit par la valorisation de la diversité et du respect de la différence de toutes les appartenances identitaires – ethno-raciales, de genre, d’orientation sexuelle, etc. Un libéralisme politique, enfin, qui privilégie les formes institutionnelles de la représentation et de la préservation des intérêts d’une classe ou d’une élite, aidée de professionnels et d’experts, au détriment d’une ouverture plus égalitaire et plus démocratique au moment même où l’enseignement supérieur se massifie. Ainsi les succès électoraux des partis populistes ont-ils été construits, ces dernières années, en grande partie sur cet oubli du peuple par la gauche en général et la social-démocratie en particulier.
Ce faisant, comme le souligne Ernst Hillebrand dans son texte « Une société de citoyens autonomes » (Le Débat, n°159, mars-avril 2010, p. 142-154), les sociaux-démocrates ont négligé la question, essentielle pourtant dans leur projet – et redevenue cruciale aujourd’hui –, de la répartition des richesses et de l’équilibre entre capital et travail. Ils ont abandonné le terrain de la lutte pour l’égalité au profit d’une promotion de la « diversité » qu’ils ont érigée en valeur, notamment par l’usage inconsidéré de la discrimination positive. Ils ont aussi délaissé la notion fondamentale de solidarité en autorisant une politique généreuse d’accès à l’Etat social à de nouveaux ayants droit sans toujours exiger un quelconque devoir en retour de leur part. En négligeant de repenser le rôle de l’Etat pour l’adapter à son temps, ils ont laissé le slogan libéral de « l’Etat comme problème plutôt que comme solution » devenir la base de la réforme des politiques publiques. Ils ont oublié que le but de la vie sociale ne pouvait se résumer à un pur matérialisme, de la même manière qu’ils ont laissé faire les libéraux lorsque ceux-ci ont vu dans les nouvelles aspirations démocratiques et les nouvelles formes de la participation à la vie politique une menace plutôt qu’une chance pour les sociétés contemporaines.
La social-démocratie a donc largement facilité l’émergence de cette « droite décomplexée » dont Raffaele Simone a décrit l’irrésistible attrait auprès de nos contemporains à travers la figure du « monstre doux » dans son article « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche ? » (Le Débat, n°156, septembre-octobre 2009, p. 4-17). Une droite qui aurait pleinement assumé le modèle individualiste-matérialiste en économie, érigé la protection sécuritaire des droits à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières en dogme intangible et, last but not least, su convaincre un peuple, anciennement de gauche, que cette combinaison de consumérisme et de sécuritarisme était la meilleure réponse à ses angoisses existentielles.
Si la perspective de Simone est plutôt pessimiste, dans la mesure où à ses yeux la pièce serait déjà jouée et qu’il n’y aurait donc plus qu’à ranger le décor historique des luttes politiques et sociales, celle de Hillebrand est nettement plus optimiste puisqu’il propose de réfléchir à l’élaboration d’un « projet social-démocrate pour le XXIe siècle ».
L’objectif est très clair : détacher l’individu moderne de sa réduction libérale à l’homo œconomicus pour lui redonner son plein pouvoir (empowerment), c’est-à-dire les moyens de peser sur sa destinée de citoyen libre – « autonome et autodéterminé » – individuellement et collectivement. Les outils conceptuels eux aussi sont bien définis : rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée en faveur du travail, renforcement des droits des travailleurs et de leur pouvoir de décision dans l’entreprise, abandon du fétichisme de la croissance pour elle-même, démocratie participative (et directe), réorientation des fins sociales vers l’altruisme humain et écologique, etc.
Ce qui manque ici, ce sont les moyens politiques nécessaires à un tel renversement. En effet, sur quelles forces politiques peut-on s’appuyer pour mettre en œuvre le programme annoncé ? Qui peut-on mobiliser ? Dès lors que l’on considère la faiblesse électorale de la social-démocratie, le pessimisme de Simone est en quelque sorte réintroduit dans le tableau dressé par Hillebrand. C’est en effet l’individu consumériste et matérialiste qui vote et approuve régulièrement cette droite qui le flatte dans ses tentations et ses choix. Or la croyance dans la capacité de discernement rationnel de l’électeur est sans doute exagérée – surtout lorsque l’on entre, comme c’est le cas aujourd’hui, dans cette société des smart people à coup de massification universitaire sans discernement. Car le « monstre doux » de Simone est aussi un formidable agent électoral populiste – celui-ci ne s’y trompe d’ailleurs pas en donnant comme illustration exemplaire de son propos le « berlusconisme » – qui masque habilement la réalité de son double caractère oppressif et déconstructeur.
Son tour de force est de faire prendre au « peuple » – celui que la gauche sociale-démocrate doit impérativement reconquérir pour gouverner et mettre durablement en œuvre le programme annoncé par Hillebrand – les vessies de l’accomplissement marchand pour les lanternes de l’émancipation individuelle. Le tout en laissant une élite mondialisée prospérer dans des proportions jamais atteintes et se reproduire tranquillement, en cercle fermé, de New York à Shanghai en passant par Londres, Paris, Moscou, Dubaï ou Singapour, à l’écart du vulgaire. La marge que se laisse un tel système d’intégrer quelques rejetons des couches inférieures – de préférence sur le mode de l’ouverture à la diversité et à la différence identitaire ethnicisée – lui permet in fine de s’assurer l’adhésion de la part de nombre de ceux qui en rejettent pourtant, pour des raisons écologiques ou de sensibilité aux inégalités, les fondements.
Or ce sont précisément ceux-là qui forment le cœur de l’électorat social-démocrate – et désormais « écologiste » – dans les pays européens. Ceux qui devraient être à la manœuvre dans la reconquête du projet émancipateur et exigeant du citoyen actif esquissé par Hillebrand. Ceux qui ne voient aucune incohérence à être, en même temps, d’authentiques libéraux et de farouches antilibéraux. Ainsi comment construire une offre politique susceptible d’attirer l’attention et de susciter l’adhésion des masses démocratiques dès lors que l’on est dans l’incapacité de penser ensemble ce qui, pourtant, le commande ? Comment peut-on réclamer à la fois la promotion sans limites de la liberté de l’individu sous ses formes politiques (état de droit garantie, démocratie « approfondie »…), culturelles ou morales (droits étendus, reconnaissance de mœurs et modes de vie variés…) alors que les mécanismes essentiels qui sous-tendent cette vision individualisée de la liberté (l’allocation des ressources par le marché, la concurrence la plus large entre individus et entre groupes sociaux, la justice sociale par la liberté ou l’équité davantage que par l’égalité…) sont condamnés au nom de leur congruence avec le développement du capitalisme et ses désastreux effets écologiques et sociaux ?
Un projet social-démocrate « nouveau » impose de réinterroger cette incohérence et d’assumer les conséquences, radicales, d’une telle interrogation. La capitulation de la gauche ces dernières décennies a en effet entraîné le balancier trop loin pour qu’il ne revienne pas sans faire quelques dégâts dans la bonne conscience et le confort matériel des couches sociales qui l’ont favorisée.
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Cet article a été publié sous une forme légèrement différente sous le titre « Les contradictions de l’antilibéralisme » dans la revue Le Débat, n°159, mars-avril 2010, p. 155-158, dans un dossier intitulé « Déclin de la gauche occidentale ? » en réponse à un texte de Ernst Hillebrand.
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