Faut-il abattre l’arbre d’Anne Frank ?

Publié le 26 novembre 2007 par Willy


Faut-il abattre l’arbre d’Anne Frank ?

AFP A Amsterdam (Pays-Bas), le marronnier symbole de l’espoir pour la jeune Juive déportée en 1944 menace de s’effondrer. Dangereux pour les riverains, il devait être abattu par la mairie. Mais une association a saisi la justice et obtenu un sursis jusqu’à 2008. Sabine Cessou - http://www.liberation.fr/

A Amsterdam, «l’arbre d’Anne Frank» a failli être abattu hier. La mairie juge ce marronnier centenaire trop malade pour tenir debout plus longtemps, mais un tribunal en a décidé autrement, mardi soir, donnant in extremis raison à des associations et des riverains mobilisés pour sauver ce monument végétal. Le juge a accordé un répit de huit semaines à l’arbre, avant de trancher définitivement son sort.

Depuis la lucarne d’un grenier, cet arbre a été le seul lien d’Anne Frank avec le monde extérieur, durant les deux années qu’elle a passées cachée, de 1942 à 1944, dans une maison d’Amsterdam. La jeune fille juive allemande y a écrit son célèbre journal ; elle y évoquait, le 23 février 1944, un moment partagé avec Peter, un autre adolescent juif abrité sous le même toit : «Nous avons regardé tous les deux le bleu magnifique du ciel, le marronnier dénudé aux branches duquel scintillaient de petites gouttes qui semblaient d’argent, les mouettes et d’autres oiseaux qui glissaient dans le vent, et tout cela nous émouvait et nous saisissait tous deux à tel point que nous ne pouvions plus parler. Tant que cela existera, aussi longtemps que je vivrai pour les voir, ce soleil, le ciel sans nuages, je ne serai pas malheureuse.»

Pour l’adolescente de quinze ans, l’arbre rythme le passage des saisons. «Notre marronnier est totalement en fleurs, écrit-elle le 13 mai 1944. Il est couvert de feuilles et encore plus beau que l’an dernier.» Des lignes écrites trois mois avant la dénonciation anonyme de sa cache. Peu après son arrestation, la famille Frank est déportée à Auschwitz. En mars 1945, le typhus emporte Anne et sa sœur dans le camp de Bergen-Belsen. «Anne recherchait un lien avec la nature, alors qu’elle vivait elle-même comme un oiseau en cage», racontera son père Otto Frank, le seul membre de la famille à avoir survécu à l’Holocauste.

Avis de forte tempête

La ville d’Amsterdam estime avoir fait tout son possible pour sauver l’arbre, classé monument historique. Elle a déjà dépensé plus de 160 000 euros pour le maintenir en vie. «Nous avons d’abord assaini le sol, quand nous nous sommes rendus compte, en 1993, qu’il était pollué par une fuite de fioul provenant d’une maison voisine», rappelle Ton Boon, un porte-parole de la mairie. Ensuite, la municipalité s’est chargée de l’entretien de l’arbre, planté dans l’un de ces nombreux jardins d’arrière-cour qui font le charme d’Amsterdam.

La santé du majestueux marronnier a commencé à décliner en 2005, lorsqu’un champignon virulent s’est attaqué à son tronc et ses racines. Ses feuilles, elles, ont été rongées par un parasite, une espèce de mite qui les fait roussir avant l’automne. Le faîte de l’arbre a été élagué en mai 2005, pour une meilleure stabilité. Dans l’opération, le monument a perdu cinq mètres. Mais il en mesure encore vingt-deux et sa chute menace les maisons alentour. A la première tempête, ses 27 tonnes de bois à moitié mort pourraient faire de gros dégâts, estime la ville. Un risque que Henric Pomes, le propriétaire du 188 Keizersgracht, la maison où l’arbre est planté, n’a pas très envie de prendre. «Des prélèvements et des analyses sont faits chaque année par une société spécialisée», explique la mairie.

Aux derniers résultats, livrés le 8 novembre par le bureau d’études Pius Floris, il est apparu que l’arbre devait être abattu, de toute urgence. Son tronc ne comporterait plus que 28 % de bois vivant, contre 48 % en 2006. Ces résultats ayant coïncidé avec un avis de forte tempête en mer du Nord, les services municipaux ont accéléré le processus. La mairie a convenu de la date du 21 novembre avec Henric Pomes, pour procéder à l’abattage. Toutes les parties prenantes ont pris leurs précautions. La Maison d’Anne Frank, un musée visité par un million de personnes par an, a cultivé des pousses de l’arbre, afin de remplacer l’original, le moment venu. Un permis spécial a été délivré en mars au propriétaire, l’autorisant à couper l’arbre à la date de son choix, dans les deux ans.

En bon Néerlandais soucieux du consensus, Henric Pomes, un investisseur qui loue plusieurs maisons dans le centre-ville, a bien voulu laisser du temps aux bonnes volontés qui se sont alors manifestées pour sauver le marronnier. Bomenstichting, une fondation pour les arbres basée à Utrecht, avait jusqu’au 1er janvier 2008 pour mener sa propre enquête. Prise de court par la décision de couper l’arbre, cette association de 4 000 membres a tenté d’empêcher la mort du marronnier, en saisissant un tribunal administratif, le 20 novembre. Avec succès. «Si vous avez un grand malade à la maison, vous n’allez pas vous contenter de l’avis d’un généraliste avant l’opération, explique Edwin Koot, de Bomenstichting. Vous allez chercher à confirmer le diagnostic auprès d’un second médecin. C’est ce pour quoi nous nous sommes battus.» Un test de résistance à la tempête a été mené lundi. Résultat positif : pas le moindre craquement et «aucun danger de chute», a conclu l’association Bomenstichting.

«Cet arbre a une grande importance symbolique. Selon les premiers rapports d’expertise, il peut très bien vivre encore quinze ou vingt ans», tonne Sylvio Mutal, le véritable chef d’orchestre de la protestation. Propriétaire du 261 Prinsengracht, une maison voisine du musée Anne-Frank, cet ancien fonctionnaire de l’Unesco, juif néerlandais, lutte farouchement pour la conservation du marronnier. Il a impliqué Bomenstichting dans la lutte, et de son bureau, dont les fenêtres donnent sur les branches historiques, il passe des fax sans relâche. «Toute ma vie, dit-il, je me suis battu pour la sauvegarde du patrimoine mondial de l’humanité, de Samarcande à La Havane. Je n’allais pas laisser commettre une énorme faute sous mes fenêtres, alors que l’arbre d’Anne Frank a été classé monument historique !»

Travail de mémoire

La Maison d’Anne Frank, elle, a préféré garder le silence. «Nous ne pouvons faire aucun commentaire sur cet arbre, puisqu’il ne nous appartient pas», répond une secrétaire. En mai 2005, le musée avait pourtant été le premier à diffuser les images de l’élagage, sur son site web (1). Et il a activement participé au lancement, en février 2006, du site Internet Annefranktree.com. Ce «monument interactif», parrainé par l’actrice britannique Emma Thompson, a été visité par près de 200 000 personnes.

«A Amsterdam, les arbres sont sacrés, explique David Barnouw, de l’Institut néerlandais de documentation sur la guerre (Niod). Chaque fois qu’il faut en abattre un, c’est un tollé. Il y a vingt ans, l’arbre d’Anne Frank n’était pas considéré comme important pour la transmission des idées de la jeune fille. Tout ce débat paraît plus environnemental que vraiment focalisé sur la mémoire.» Il n’empêche. Dans un pays qui se perçoit encore comme le seul d’Europe ayant résisté à la déportation des Juifs, avec par exemple des grèves des dockers dans le port d’Amsterdam, les connivences locales avec le régime d’Adolf Hitler ne sont pas facilement abordées. Il aura ainsi fallu soixante ans à la Nederlandse Spoorwegen (NS), la société nationale des chemins de fer, pour présenter des excuses officielles, en 2005, pour la déportation massive des Juifs à bord de ses trains. Sans se résoudre à créer une commission d’enquête ad hoc, le Parlement a également tenu, au printemps dernier, un débat embarrassé sur le rôle actif joué par KLM, la compagnie aérienne nationale, dans la fuite des hauts dignitaires du régime nazi en 1945 vers l’Argentine.

Déluge de courriels

«Les Néerlandais sont moins enclins que les Français à demander pardon, estime David Barnouw. Nous sommes trop calvinistes pour confesser nos péchés, comme les catholiques, et continuer notre vie. Cela ne veut pas dire que nous ne discutons pas de la responsabilité de nos fonctionnaires, ou du fait que tant de Juifs des Pays-Bas aient trouvé la mort.» Si l’histoire d’Anne Frank garde un sens et une charge émotionnelle si lourds aux Pays-Bas, c’est en effet parce que la quasi-totalité des Juifs néerlandais, près de 100 000 personnes, a disparu pendant la guerre.

Inondée de courriels de protestation du monde entier, et d’abord d’Allemagne, la mairie d’Amsterdam assure vouloir «remplacer l’arbre malade par un arbre vivant» et être soutenue en cela par la Maison d’Anne Frank. Il est «inutile de sauver un arbre qui va de toute façon mourir. Qu’on l’entoure d’une structure en acier pour le soutenir ou que l’on coule du ciment à l’intérieur, le marronnier est condamné. Le tronc est pourri à 72 %», explique Ton Boon, porte-parole de la mairie.

Malheureusement, la plus grande des pousses cultivées par le musée ne dépasse pas la taille ridicule d’un mètre cinquante… Apparemment sensible aux arguments des défenseurs de l’arbre, le juge du tribunal administratif appelle la mairie à chercher plus activement «des solutions alternatives» à l’abattage. En attendant d’en savoir plus, d’ici à la mi-janvier, sur le sort du marronnier, des idées ont germé dans le quartier. Une pousse présentée comme «unique et bien portante», a été mise en vente le 16 novembre sur le site d’enchères eBay par Charles Kuijpers, résident du 190 Keizersgracht. Une soixantaine d’acheteurs se sont disputé l’arbuste, finalement remporté pour 6 985 euros dans la nuit de mardi à mercredi. Charles Kuijpers est fortement soupçonné de ne pas en être à son premier coup. Selon le quotidien Het Parool, son jardin serait rempli de jeunes pousses de marronnier.

(1) www.annefrank.org