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Gare au gorille !

Publié le 01 avril 2010 par Desiderio

gorillebonne.jpgLe titre de cet album est un peu particulier, ce n'est pas le titre original. L'histoire est d'abord parue en 1956 dans Spirou sous le titre le Gorille a mauvaise mine.

Nous sommes avant Diane Fossey qui ne commencera à observer les gorilles pour le compte du National Geographic qu'à partir de 1963. L'album est prémonitoire à plusieurs titres. Franquin s'inspire ici des reporters free-lance comme les Mahuzier ou Zeller qui officiaient pour Connaissance du monde. On trouve des séries comme les Franval d'Aidans dans un mode plus réaliste un peu après (1963) pour illustrer ce mode de reportage ethnographique ou animalier, mais Franquin fait oeuvre de précurseur.

Il s'agit à la base d'un calembour : Spirou et Fantasio sont à la recherche d'images de gorilles dans la région du Kivu à l'est du Congo, mais sur place ils constateront d'abord que les indigènes sont effrayés lorsqu'on leur parle de la région où vivent encore des grands singes, des personnes y disparaissent. Deux ingénieurs Lebon et Leblond leur certifient que les gorilles sont absents de la région où ils comptent se rendre, des accidents surviennent et on peut soupçonner des actes de sabotage. Ils continuent malgré tout leur avancée dans la savane avec leur guide Badman. Ils comprendront pourquoi on a tenté de les éloigner lorsqu'ils découvriront l'existence d'une mine d'or secrète tenue en fait par les deux ingénieurs et le savant Zwart qui avait disparu volontairement. Dans cette mine, les Noirs disparus sont réduits en esclavage, enfermés et enchaînés. Nos héros les délivrent.

Le jeu de mot repose bien entendu sur le double sens de mine puisque l'on parle à la fois de portrait photographique, donc de visage, et d'exploitation géologique. Nous avons une autre ambiguïté dans le nom des personnages : Badman porte un nom connoté péjorativement, mais c'est l'adjuvant des deux héros. Certes, il est porté sur le whisky, mais il soupçonne les deux ingénieurs de pratiques suspectes dans le parc qu'il administre. Lebon et Leblond portent des noms positifs et sont les méchants de l'histoire. On voit alors que le doute au sujet des clichés du récit d'aventure est déjà établi, bien avant l'apparition du premier anti-héros, Gaston.

gorillemauvaise.jpg
En 1959, l'album est publié sous son titre actuel. Or en 1956 (prépublication en 1954), Franquin avait publié un album intitulé la Mauvaise Tête dans lequel le méchant Zantafio usurpait l'identité de Fantasio à l'aide d'un masque et se permettait ainsi de voler dans les banques. Dans l'histoire du Gorille a bonne mine, Fantasio pense pouvoir s'approcher des gorilles en endossant un déguisement qui le transforme en gorille. Or c'est le gorille qui le prendra en photo, lui, et ce sera le seul témoignage de l'histoire. Le reportage a avorté. 1956, c'est le moment de la prépublication du Gorille et Franquin a repris la même idée, mais sous une forme plus humoristique pour nous dire qu'il ne faut pas croire aux clichés ou aux mots : ils peuvent mentir, nous tromper et nous n'en tirons rien.

Une explication du changement de titre, c'est que les services commerciaux auraient vu d'un mauvais oeil le fait que deux titres de la même série portent l'adjectif mauvais à des dates aussi rapprochées. Certes, ce n'est pas ce qui se fait de plus vendeur. Mais quand on voit cette couverture rouge sang du magazine et la couverture de l'album, on se dit que l'adoucissement provient aussi de Franquin lui-même qui donne une image moins violente des gorilles. Il conserve le fond rouge et montre un gorille plus éberlué qu'agressif. Ce sont les deux faces d'une rencontre avec l'autre (et l'autre dans la couverture de l'album est le marsupilami que le gorille ne connaît pas).

Où conduit cette histoire ? Il faut voir aussi un écho dans Coke en stock d'Hergé. Les Noirs réduits en esclavage se trouvent présents dans cette histoire à peine postérieure (1958). On trouve encore un écho dans le Pays maudit de Peyo (1964) dont j'ai déjà parlé et qui m'a valu des malentendus. Le Gorille a mauvaise mine est cependant surtout l'anti Tintin au Congo et cela a sans doute été ressenti comme cela chez Hergé : les lieux sont bien documentés alors que l'album d'Hergé baignait dans le flou le plus complet d'une Afrique qui n'existait que dans l'imaginaire européen et où on maltraitait les animaux à longueur de page (le massacre de gazelles, le rhinocéros dynamité après avoir été percé au vilebrequin) à seule fin de faire des gags. Franquin était attentif à la protection animale, cela s'exprime dès la Corne du rhinocéros. Même si Spirou et Fantasio sont en quête d'un reportage sensationnel, ils ne tueront pas tous les rhinocéros et ils se contenteront de les endormir afin de récupérer un précieux microfilm. Il y a chez Franquin une critique explicite d'Hergé qui se manifeste à plusieurs reprises dans les aventures africaines. On ne peut pas faire des images à n'importe quel prix pour servir au public selon ce que l'on croit être ses désirs.

Un autre écho sera l'histoire du Nid des marsupilamis un an plus tard, sous la forme d'un documentaire monté par Seccotine à la façon de Connaissance du monde. Celui du Gorille avait échappé aux héros qui en fait ne pouvaient voir qu'eux-mêmes, mais pour le marsupilami qui est un animal imaginaire tout est possible.

Vous n'échapperez pas à la chanson du titre.


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