Magazine Humeur

obscurité (17)

Publié le 02 avril 2010 par Feuilly

C’est alors que Pauline eut la mauvaise idée de lui demander s’il avait connu la guerre, parce qu’elle avait remarqué une cicatrice sur son front. C’était évidemment la question qu’il ne fallait pas poser ! Bien sûr qu’il avait connu la guerre… Plusieurs, même. Et le voilà parti dans des explications à n’en plus finir. Son rôle dans la Résistance, de 1942 à 1945, les ponts qu’il avait fait sauter, là-bas dans le Poitou ou bien sur la ligne de chemin de fer de Bordeaux. Mais ce n’était pas tout. Il avait fait l’Indochine aussi et des horreurs, il en avait vu, ça il pouvait bien le dire ! Ce n’était pas ce qui avait manqué et dans les deux camps d’ailleurs ! C’est que la méchanceté humaine est sans borne, sa bêtise aussi, c’était bien connu. A la fin, il s’était retrouvé coincé dans la cuvette de Dien Bien Phu. Un massacre que cela avait été, un véritable carnage ! Des morts partout, des milliers de blessés, l’apocalypse, quoi. Il se souvient : les copains qui agonisaient par terre, comme des chiens, et les autres en face qui continuaient à leur tirer dessus… Mais il s’en était bien sorti, finalement, puisqu’il avait pu revenir. Il avait été prisonnier pendant quatre mois. « Vous vous rendez compte, ma petite dame : on était dix mille dans ce camp et on n’a été que quatre mille à en ressortir ! » Alors après, il n’avait plus fallu lui parler de guerre et de colonies à défendre. L’Algérie, cela n’avait pas été pour lui. De toute façon, c’était perdu d’avance, il le savait, les temps avaient changé. Alors il avait démissionné de l’armée et s’était reconverti dans les livres. Bouquiniste, qu’il avait été, jusqu’à sa pension. Mais pas ici, plus bas, du côté de Mende. C’était un chouette métier, on parlait avec les clients et on lisait beaucoup. Plus besoin de voyager, il avait assez rouler sa bosse comme cela : il lui suffisait de prendre un livre dans un rayon et de le parcourir. Il en apprenait autant que s’il l’avait visité.

Pauline le regardait avec une admiration sans bornes. Visiblement, elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui eût fait autant de choses ou du moins qui en parlait aussi longtemps. Evidemment, pendant qu’il racontait tous ses exploits, le petit vieux n’avait pas avancé d’un mètre. Par contre, il était parvenu à rouler sa cigarette et même à la fumer entièrement. Or, maintenant qu’il semblait au bout de son récit, voilà qu’il reprenait une nouvelle fois son paquet de tabac… « C’est encore loin, ce magasin ? » demanda innocemment l’enfant. Non, non, ce n’était pas loin, juste dans la rue à côté. D’ailleurs on y allait tout de suite. Il remit distraitement son tabac en poche et se mit en route.

On n’allait toujours pas très vite, mais au moins on avançait. Plus personne n’osait poser de questions, de peur de devoir s’arrêter encore un quart d’heure. Du coup, un silence un peu pesant s’installa et c’est le vieillard qui le rompit en les questionnant. Ils ne devaient pas habiter Limoges, cela se sentait. Ils n’avaient pas l’accent du Midi non plus. Des Parisiens, alors ? « Oui, la grande banlieue de Paris » répondit catégoriquement la mère, qui n’avait pas envie d’en dire trop sur leur lieu de départ. Ah, ils étaient en vacances, alors ? C’était bien le première fois qu’il voyait des touristes se promener avec une serrure en poche. D’habitude ceux-ci étaient plutôt du genre à enfoncer les portes plutôt qu’à les réparer. Diable ! Le vieux était perspicace et on était sur un terrain glissant. Heureusement, au même moment on bifurquait dans une petite impasse et on arrivait enfin au magasin.

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« C’est là » dit l’ancêtre. Où ça là ? On ne voyait rien. Rien que trois maisons mal entretenues, aux murs lépreux et dont les volets étaient pratiquement tous fermés. « Il n’y a pas de vitrine. Cela serait d’ailleurs tout à fait inutile, il n’y a jamais personne qui passe par ici. » C’était inquiétant quand même. « Vous êtes certain que… » « Oui, oui, il suffit de sonner. » Il se dirigea alors vers la porte de la première maison et appuya sur le bouton d’une manière si énergique que tout le monde en fut étonné. On n’aurait pas cru que se fût encore possible chez un vieillard de cet âge. Evidemment, personne ne vint ouvrir. Il sonna de nouveau et une bonne minute se passa encore, dans un silence angoissant. « Il n’y a peut-être personne ? » dit Pauline. « Cela m’étonnerait, il y a toujours quelqu’un. A moins qu’Albert n’ait fait un malaise ou qu’il ne soit mort. » Voilà qui n’était vraiment pas rassurant ! Sans se décourager, il sonna encore une fois et en attendant une hypothétique réponse, il se mit en devoir de rouler une autre cigarette. « Et s’il est mort, le monsieur… ? » demanda encore Pauline. « Ca serait embêtant pour lui » fit remarquer leur guide. « Maintenant, ce sont des choses qui arrivent parfois et qui vous tombent dessus sans crier gare. Pourtant Albert est jeune, il a à peine soixante-dix ans. » Les enfants échangèrent un coup d’œil complice et faillirent pouffer de rire. Un regard sévère de leur mère les en dissuada aussitôt. « Ca serait quand même bête qu’il soit mort comme cela, sans avertir. Pourtant je l’ai encore vu à l’automne dernier. » « Cela fait quand même plus de neuf mois », fit remarquer l’enfant, « on est en juillet, déjà ». Hélas, il était de plus en plus probable que le commerçant était décédé.

Mais c’est au moment où la mort d’Albert ne semblait plus faire de doute pour personne que celui-ci ouvrit subitement la porte. « C’est pourquoi ? » Le vieux monsieur expliqua le motif de leur visite et on les fit entrer.

L’intérieur était un capharnaüm pas possible. Il faisait sombre la-dedans, car il n’y avait, pendouillant du plafond au bout d’un long fil, qu’une seule ampoule recouverte de poussière et maculée de crottes de mouches. On y voyait à peine, mais assez, cependant, pour distinguer comme dans un brouillard la marchandise empilée dans les rayons. Il y avait de tout : des robinets, des tuyaux, des raccords, des vis, des attaches. Dans les coins, des milliers de joints en caoutchouc, de tailles et de couleurs différentes, s’entassaient dans de grands cartons. Contre le mur du fond, des tuyaux en acier s’alignaient et les plus grands touchaient même le plafond, dont le plâtre jauni était tout abîmé. On aurait dit des soldats du Moyen-Age revêtus de leur armure et prêts à livrer une bataille. Pauline, qui contemplait tout cela d’un regard sceptique, ne semblait pas trop rassurée. D’autres cartons occupaient le milieu de la pièce et n’avaient même jamais été ouverts. Un ou deux avaient été éventrés sur le côté et il s’en échappait des siphons métalliques, des bouchons de baignoire ou des pommeaux de douche. Il fallut se frayer un passage jusqu’au vieux comptoir en bois, derrière lequel se dressait une immense étagère, avec plus de cent tiroirs. En fait, on trouvait de tout dans ce magasin, sauf des serrures !

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Le vendeur examina la pièce que la mère lui tendait. « Vous n’avez pas la clef ? » « Non, c’est d’ailleurs pour cela qu’on change toute la serrure ». « Dommage », dit-il, « vraiment dommage. C’est une belle pièce et elle ne date pas d’hier, je peux vous le dire. On n’en fait plus des comme çaAutrefois, les fermiers du plateau descendaient parfois avec des serrures pareilles à la vôtre. Cela remonte facilement au XVIII° siècle, ces choses-là. Au XVII° même peut-être. C’est de la belle ouvrage. Maintenant, les fermiers de Millevaches, on ne les voit plus jamais venir. Ils doivent être tous morts. Les enfants ne veulent plus être agriculteurs. Rester la-haut, dans ces solitudes, cela leur fait peur, on dirait. Alors ils vendent tout et viennent vivre ici en ville. Les plus fous montent même jusqu’à Paris. Et les Parisiens, eux, comme ils sont fatigués du bruit et de la pollution, et bien ils descendent par chez nous, ils achètent les vieilles fermes et voilà. Je parie que c’est ce que vous avez fait d’ailleurs. » « Exactement » répondit la mère, qui ne voulait surtout pas expliquer sa situation. « Je vous comprends, si j’étais vous, je ferais pareil. Il n’empêche que l’hiver, il n’y a plus personne sur les hauteurs, les villages sont vides, les maisons de campagne fermées. Il reste juste deux ou trois vieux qui attendent de mourir et quand ils seront partis, il n’y aura plus rien. » « Justement, Albert », dit le nonagénaire, en écrasant son mégot sur le carrelage, « on a cru tout à l’heure que tu étais mort. » « Moi ? Et pourquoi je serais mort ? Je suis plus jeune que toi, je te ferai remarquer. » « Jeune ou vieux, cela n’a rien à voir. La faucheuse ne regarde pas à ça. Mais je peux te dire que ce n’est pas parce qu’on est plus vieux que cela rend la chose plus facile. Au contraire, chaque jour qui passe, tu te demandes si ce n’est pas le dernier. » « T’as bien raison, va. Plus on vieillit et plus on se dit qu’il ne nous reste plus grand chose devant nous. » «Oui et tout ce qu’on a fait, dans le fond, cela a servi à quoi, hein ? » « A rien du tout puisque c’est quand même pour finir au cimetière. Mais bon, on va effrayer notre jolie cliente si on continue à radoter comme cela. Venez par ici, j’ai peut-être ce qu’il vous faut. » En disant cela, il pénétra dans la pièce voisine et tout le monde le suivit.

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