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Le nombril parle

Par Chroniqueur
Le nombril parle
Le nombril parle...[mp3]
Je pense, au vu de tes errements, que tu ferais bien de passer un peu plus de temps à me regarder. Ce serait une solution pour moins t'éloigner de toi. Ô, je sais, je sais, une sagesse populaire voudrait que je sois un miroir de Narcisse, le point de chute de ton égocentrisme. Et qu'à trop penser à moi, tu tournerais en rond, tu t'abîmerais en toi, et patati, patata. Ces clichés me font la vie dure. Et ils sont complètement faux! Tout d'abord, j'ai pour nom, "nombril", un nom qui brille, je suis une étoile posée sur ton corps, la première bouche qui ä accueilli ta pitance, une ouverture sans laquelle tu n'existerais même pas. Je suis une cicatrice qui te rappelle que tu n'es qu'un mammifère parmi d'autres, que tu n'es qu'un lieu de passage, en rien une arrivée. Tu n'es pas un nouvel Adam, sans quoi ton ventre serait lisse. J'étais le premier de tes sens ouvert sur la vie. Alors, si me contempler te permet de t'accorder plus d'importance sans trop t'en donner, je t'en prie, n'hésite pas. D'ailleurs, tu le sais bien, je suis ce médaillon qui orne ton ventre, là où se trouve ton savoir viscéral, ce savoir crucial pour ton devenir, celui qui tant et tant de fois a dépassé ton entendement, ta petite raison qui ne sait pas trop bien comment bricoler avec ce qui vient de ces profondeurs intimes. Certains appellent ça leur petite voix, d'autres leur ange gardien ou encore l'inspiration voire même l'inconscient - étonnant de nommer "inconscient" l'instinct humain. C'est quelque chose comme un lieu de rencontre entre ton cerveau et ton coeur, enfoui dans ton corps. Toi, tu t'évertues à l'ignorer où à en faire fi, essayant de te tenir en équilibre sur ton crâne, ce qui te donne la grosse tête et te fait chuter. La matière grise, c'est couleur argent, moi c'est de l'or organique dont je te parle. Evidemment, comme c'est plus près de ton postérieur, c'est moins noble. Ca n'a pas de visage, c'est obscur, il fait nuit, donc ça fait un peu peur. Je suis là pour te rappeler tout ce qu'il y a de grouillant, d'intestinal, d'inesthétiquement essentiel qui gît là, au milieu des boyaux, dans ce terreau fertile, duquel émerge après un long travail mystérieux, claire, limpide et vibrante, une pensée qui éclate dans ton esprit avec évidence... Etrange alchimie que tu situes dans ta tête, car on te l'a appris, on t'a dit: "Penser, c'est là". Bien sûr, mais ce n'est pas que là, loin de là même. Tu as cru qu'en reproduisant des automatismes innés agrémentés d'un peu de méthode, tu allais pouvoir te connaître? Mais ça reviendrait à ne voir que la tête de la fusée sans prendre en compte l'ensemble qui a permis le décollage, l'extraordinaire poussée vers le haut. Je lis de l'étonnement sur ton visage... Mais comment pouvais-tu imaginer ailleurs que près de tes organes génitaux la source d'où naissent des pensées fertiles?
Tu ne comprends toujours pas? Tu crois que ta langue maternelle se limite à ses vingt-six caractères et trente-six phonèmes qui te permettent de sculpter tes cris et tes grognements pour les partager? L'école ne s'est pas chargée de t'apprendre cet autre langage, celui des sensations, qui est le langage de l'être, celui qui se parle dans ton terreau intime, à la racine de ton intériorité. D'autant que seules tes sensations relient ton corps et ton esprit, ta matière et ta pensée. Si tu les omets, tu es comme un chef d'orchestre sans musiciens. Elles te murmurent fidèlement, de source sûre, de premières mains, des nouvelles sensationnelles qui te concernent et t'informent de la marche de ton monde. Ces stimulations sont comme autant de petites noix dont il faut apprendre à extraire les messages. Enfermés dans leur coquille, ils restent insignifiants, ce ne sont que de banals frémissements comme le chaud ou le froid. La parole seule permet de les ouvrir et de les comprendre. Parfois, ce n'est pas plus compliqué qu'un "je le sens", "je ne le sens pas". Mais souvent, ce que tu ressens est presque indéfinissable. Là, les poètes sont de bons éclaireurs pour t'apprendre à te situer. Il oeuvre à rendre une émotion compréhensible, tout en veillant à dénaturer le moins possible sa forme originale. Ils t'aident à te familiariser avec ta part primitive et privilégiée. Tes sensations sont une pensée de toi, fulgurante, comme une étoile filante qui traverse le ciel de ton esprit. Ce que tu sens est toujours juste. Donc, la prochaine fois que tu cherches ton chemin, ne google pas, viens m'en parler. Se regarder le nombril, c'est se lire. Le corps se penche vers soi comme sur une page, et tu sais bien que ce mouvement appel plus d'humilité que de fanfaronnades. Plus de concentration que de dispersion. Ce sont de faux prétextes qui t'empêchent de me regarder. En fait, tu as peur, peur de voir ce petit point noyé au milieu d'un ventre un peu trop bedonnant à force de t'être oublié dans des excès bachiques et culinaires pour remplir ce vide que tu ressens en toi. Et, vu le volume de travail que tu devras abattre pour reprendre une silhouette tonique, je comprends que tu repousses l'échéance. Mais moi, je suis comme un oeil là au milieu, qui te voit te mentir et tortiller à te prendre en main. Tu parles de "vide intérieur" alors que tu es si plein! Tu pourrais entamer une marche de plusieurs jours sans manquer de rien, sauf peut-être de toi. Continue à t'ignorer, va. Lorgne sur ce beau ventre féminin orné d'un petit bijou qui m'honore. Je trouve encore ça moins orgueilleux que ton déni d'être. Cesse donc de croire que je suis gorgé d'un trop-plein de toi, alors que ma forme même est celle d'un petit vase, creux comme un trèfle prêt à accueillir la rosée du matin dans laquelle viendra briller le ciel. Et, jusqu'à preuve du contraire, je suis le souvenir d'une plaie originelle, la seule dont tu peux être sûr qu'elle t'a plus nourri que meurtri.
Image - Bouddha rieur

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