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Obscurité (19)

Publié le 12 avril 2010 par Feuilly

Ils se remirent aussitôt à la recherche de la Peugeot, main dans la main, cette fois. Une dame d’un certain âge, en les voyant cheminer de la sorte, les apostropha avec gentillesse : «Elle est bien jeune ta petite fiancée », dit-elle à l’enfant en plaisantant. Celui-ci expliqua qu’en réalité Pauline était sa sœur et qu’ils cherchaient leur voiture. Un grand parking ? Avec des arbres d’un côté et des magasins de l’autre ? Bien sûr qu’elle voyait où cela se trouvait. Il suffisait de continuer tout droit sur le boulevard puis de prendre deux fois à gauche. Ils la remercièrent et se mirent aussitôt à courir. C’est donc tout essoufflés qu’ils se retrouvèrent au lieu indiqué et, en effet, c’était bien le parking tant recherché. La petite Peugeot était là, quasiment seule sur cette grande esplanade déserte. Il ne restait plus qu’à faire le chemin inverse pour retrouver leur mère. Ce fut assez facile et quand ils arrivèrent au lieu de rendez-vous, celle-ci les attendait avec une impatience non-dissimulée. Elle semblait même carrément bouleversée. C’est qu’il y avait plus de trois quarts d’heure qu’ils s’étaient quittés et elle n’était pas loin de penser qu’ils avaient été enlevés. Encore un peu et en désespoir de cause elle allait se rendre à la gendarmerie, chose qu’il fallait pourtant mieux éviter dans leur situation. « Mais sait-on jamais. Si votre père avait retrouvé votre trace… Il aurait pu vous enlever ! » « De un ce n’est pas mon père », répliqua fermement l’enfant, « de deux il ne m’aurait pas enlevé moi et de trois je ne l’aurais pas laissé toucher à Pauline ». Le ton avec lequel il dit tout cela était si péremptoire que personne ne répondit. Mais il avait pleinement raison et tous le savaient.

Ensuite, ils expliquèrent rapidement leur mésaventure, sans trop insister sur l’accident qui avait failli avoir lieu et ils se mirent tous en route, toujours au pas de course. Décidemment, cette journée n’était pas de tout repos et en plus elle n’était pas encore terminée… En effet, une fois la voiture récupérée, ils foncèrent en direction des grandes surfaces, mais il était déjà plus de vingt heures quand ils arrivèrent enfin. La plupart des volets métalliques étaient déjà fermés et les gardes privés, avec leurs chiens en muselières, commençaient à faire leur ronde. Heureusement, il restait un hypermarché qui lui ne fermait qu’à vingt-et-une heures. Ils s’y engouffrèrent et achetèrent ce pourquoi ils étaient venus, à savoir trois bonbonnes de Camping-gaz et la lampe correspondante. Cela permettrait de remplacer avantageusement les bougies et au moins ils pourraient cuisiner en voyant ce qui mijotait dans les casseroles. L’enfant, de son côté, parvint à dénicher des torches qui fonctionnaient sans piles. Il suffisait d’actionner plusieurs fois une petite manivelle et une dynamo intérieure alimentait la batterie. Voilà qui serait idéal pour les chambres à coucher, sans compter que cela allait réduire à néant les risques d’incendie. Il y avait eu assez de malheurs comme cela ! Et puisqu’ils étaient au rayon « camping », ils en profitèrent pour acheter deux petites tentes. Il suffisait de les déplier et elles étaient déjà toutes montées ! C’était facile, pas cher et puis surtout, comme on ne savait pas de quoi demain serait fait, cela constituerait une belle solution de remplacement pour le cas où il leur faudrait quitter la maison. Il faut dire que personne n’avait envie de revivre les nuits qu’ils avaient déjà vécues dans la voiture…

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Ils furent les derniers à quitter le centre commercial, ce qui leur laissa à tous une impression étrange. C’était comme s’il y avait eu une catastrophe et qu’on se serait retrouvé subitement à la fin du monde. Ces magasins fermés, ces grands parkings déserts, ces gardes en uniforme kaki, l’absence totale de population, tout contribuait à créer une ambiance anxiogène. Ils auraient vu des militaires surgir derrière les bosquets et les viser soudain avec leurs mitraillettes ou leur balancer une grenade qu’ils n’auraient pas été autrement surpris. La mère accéléra et c’est en trombe qu’ils s’engagèrent finalement sur la départementale et qu’ils prirent la direction de la maison. On roulait vite, un peu trop vite, même. Mais c’est qu’il y avait encore du chemin à parcourir et cette banlieue de la grande ville qui n’en finissait plus désespérait tout le monde. Ils avaient hâte de retrouver leur campagne profonde, le calme, la nuit et le cri des chouettes. Heureusement, après un bon quart d’heure, ils eurent définitivement quitté l’agglomération de Limoges et bientôt ils furent seuls sur la route, à traverser des champs immenses recouverts de genêts et des forêts qu’on aurait pu croire impénétrables. Sans se le dire, ils pensaient tous qu’ils étaient bien ainsi ensemble, à rouler vers cette demeure qui était devenue leur chez-eux. On mit un CD et la musique péruvienne de «El Condor passa » emplit l’habitacle. L’obscurité était tombée, mais en se retournant les enfants aperçurent encore derrière eux une ligne rouge qui barrait tout l’horizon, très loin à l’Ouest. Puis la voiture commença à gravir les pentes des premiers contreforts. La montagne et la nuit étaient devant eux.

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Les enfants s’endormirent mais la mère, elle, continua à sa battre avec son volant et sa pédale d’embrayage. Les virages étaient nombreux, sinueux même et il fallait sans cesse régresser de vitesse, freiner, négocier le tournant puis accélérer de nouveau. Il faisait chaud, elle était fatiguée et devait lutter contre le sommeil. Tout en conduisant, elle repensait à sa journée et à la peur qu’elle avait eue quand elle avait cru que ses enfants avaient été enlevés. C’est alors qu’elle prit conscience de toute la précarité de sa situation. Certes, à court terme elle avait fait ce qu’il fallait faire et ses petits étaient maintenant à l’abri, mais pour combien de temps ? Leur occupation de la maison pouvait durer quelques jours ou même quelques semaines, mais après ? Car un jour il y aurait bien un après. Retourner là-bas, chez le mari, il n’en était même pas question mais peut-être convenait-il de prendre un avocat et d’obtenir légalement la garde des enfants. Oui mais comment ? Sur quels éléments s’appuyer ? Bien sûr il y avait tous ces coups reçus, mais de cela il n’existait aucune preuve, aucun témoignage. Ce serait sa parole contre la sienne. Et puis elle aurait beau dire qu’elle s’était enfuie pour protéger les siens, on lui rétorquerait que cela ressemblait surtout à un abandon du domicile conjugal doublé d’un double enlèvement. Ce que son instinct de mère lui avait fait accomplir dans l’urgence allait se retourner contre elle. Qu’eût il fallu faire alors ? Rester là et regarder ses enfants se faire massacrer chaque jour un peu plus ? Appeler les assistants sociaux peut-être ? Mais il en était venu des assistants sociaux et à l’époque, comme elle voulait encore protéger son mari, elle les avait endormis sans aucun problème. Ce qu’elle avait su faire, elle, il aurait pu le faire aussi. Non, elle avait bien fait de partir, de changer de vie. Bien sûr, il y avait les lois et le code civil, mais que valaient les lois des hommes face à sa vie à elle ? Quelque part, cette errance forcée ne lui déplaisait pas. Sur un plan purement existentiel, elle avait enfin l’impression que chaque jour était important. Au lieu de se morfondre dans la morosité de la vie quotidienne, elle trouvait un sens à tout ce qu’elle entreprenait. Dans ce voyage, ses enfants et elle avaient atteint une autre dimension. C’est un peu comme s’ils s’étaient enfin trouvés eux-mêmes, dans l’instant présent. Elle avait choisi de suivre une voie illégale, une voie qui devait la conduire à la liberté, au plein épanouissement d’elle-même. Elle était allée beaucoup trop loin déjà pour pouvoir reculer maintenant…

Elle en était là de ses pensées, absorbée par elles, tenant son volant un peu distraitement, quand soudain, en plein virage, elle se retrouva à quelques mètres d’une horde de sangliers en train de traverser la route. Elle freina désespérément, mais l’accident semblait inévitable…

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