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Partitions

Publié le 13 avril 2010 par Chantsongs

PARTITIONS La musique est un cri qui vient de l'intérieur Bernard Lavilliers Le piano Quelques livres éparpillés sur la table. Une tasse de café, un cendrier. Le volet colporte des taches pastel à travers ses rainures et les installe sur le piano. Le piano. Tu y déposes délicatement tes doigts agiles, graciles, frêles. La douceur de la musique envahit la pièce. Ta fragilité s'impose tout doucement dans cet espace confiné où l'extérieur ne fait que s'immiscer en empreintes diaphanes. Voici que la sonnette retentit. La violence de son timbre te fait sursauter. Tu te lèves, te diriges vers la porte que tu entrouvres. Le facteur te fait signer un recommandé. Tu jettes la lettre sur le parquet et reprends le morceau. Le temps ne compte plus, tu es dans ton rêve, dans ta solitude, le regard de ton âme tourné vers le passé. * * * * * * * * * * * * * Le ruisseau L'eau glougloute. Les arbres ne sont que des ombres qui se glissent le long du ruisseau. Le père a préparé les hameçons, les lignes, les vers ... les vers, c'est quand même assez répugnant ! Il y a aussi, pour attraper des écrevisses, les balances posées un peu plus loin avec les déchets ; aujourd'hui, les viscères des poulets préparés pour le pique-nique. Toute la famille se répand le long de la clairière pour savourer les bienfaits de cette journée dominicale. Des amis sont là pour partager ces instants de quiétude. Le vent souffle dans les branches d'un tilleul et s'éparpille sans retenue sur les vagues de feuilles mourantes. Son corps bien jeune a la force du tronc mais son esprit est ballotté comme le feuillage. Une main veut prendre celle de la petite fille, mais celle-ci la refuse. * * * * * * * * * * * * * Le lit Tu ne prends pas le temps de te brosser les dents ... Trop fatiguée ! ... Mais, comme tous les soirs, tu regardes les photos, inlassablement. Tu t'écorches à ces souvenirs épars que tu ressasses dans la froideur de ta chambre à coucher. Depuis bien longtemps, les larmes ne viennent plus perforer tes silences dans le calme de la nuit. Tu as appris à rester discrète, même au sein de ta claustration. Ta solitude n'est pas une thérapie, elle t'enfonce toujours plus loin, toujours plus profond. Mais qui donc réussira à te mettre à jour, à percer ta carapace ? Sais-tu au moins si tu le souhaites ? Dans le calme et l'obscurité, tu bous, tu bouillonnes, tu gesticules, tu frémis puis tu finis par sombrer dans un sommeil trouble. Jusqu'au petit matin, des vagues alternées de chaleur et de froidure viennent enrober ton corps. * * * * * * * * * * * * * La rentrée Le jour n'est pas encore levé. Vers sept heures du matin, la bonne odeur de chocolat chaud se propage à travers la maison pour atterrir tout près du lit. « Il est l'heure de te lever ma chérie. - Je veux pas ! ... - Tu es grande maintenant, tu vas connaître des copains et des copines. La dame qui s'occupe des enfants est très gentille, elle va vous apprendre à faire des coloriages, des nouveaux jeux. - J'ai assez de jeux ici et je fais mes dessins toute seule ! ... - Le petit sac que nous avons préparé hier soir est dans l'entrée. Dès que tu es prête, je t'emmène avec Justine. - Si je vais là-bas, je peux plus jouer du piano. - Mais si ! ... Après le goûter, tu seras ici et je t'apprendrai un nouveau morceau. » Le premier jour de maternelle. Voici le début de l'apprentissage, le début d'une contrainte supplémentaire. Les parents sont pressés. Les enfants ne le sont pas ; certains rechignent, d'autres pleurent à chaudes larmes ; quelques-uns uns ont le sourire, un peu crispé pour faire croire qu'ils sont grands. La fillette pense qu'elle va le revoir en fin d'après-midi. Elle a déjà peur. * * * * * * * * * * * * * La douche Tu prends la douche. L'eau coule longtemps, longtemps. Tu laves ton corps de ses blessures anciennes, de ses souillures non refermées. Tu trembles sous la puissance du jet tiède. Les robinets fermés, tu restes encore un peu dans la cabine, les yeux fermés. Puis tu te sèches rapidement, enfiles tes vêtements. Tu t'approches du piano, tes doigts frôlent les touches pour égrener quelques notes avant de partir à ton travail. À ton travail, tu t'appliques, tu t'acharnes sans compter les heures. Les autres, tu ne les vois pas, sauf pour les échanges professionnels. Tu restes secrète, discrète ; et si des regards s'attardent sur toi, tu les évites, les ignores. Un seul t'a percuté, troublant ta rêverie à la cafétéria. Tu plonges dans ses yeux sans atteindre son corps. Tu prends ton temps. * * * * * * * * * * * * * Dans le couloir Elle a fermé la porte et poussé le verrou. Elle ouvre les robinets mais décide de ne pas se laver. Elle enlève son pyjama et met ses habits pour partir à l'école. Elle attend sans bouger. La clenche tourne. « Ouvre-moi ... OUVRE-MOI ! ! ! » Elle ne répond pas. La peur s'installe, elle sait que maman sera bientôt là. Ensuite, tout ira mieux. Des coups résonnent. « Ouvre-moi ... OUVRE-MOI ! ! ! » Il se lasse. Elle entend son pas traînant dans le couloir. Encore quelques frissons puis elle se calme. * * * * * * * * * * * * * Les partitions Les cahiers s'étalent devant toi. Comme des remparts, comme des frontières. Tu les répertories, les soulèves de temps en temps, les retournes, les auscultes, les compulses, les déballes, les remballes. Tu as pris dans ton déménagement tout ce qui te retient à la survie, ces partitions qui te libèrent de tes souffrances. Beethoven, 2ème mouvement de la première sonate, puis 3ème mouvement de la sonate au clair de lune. Tu joues ces deux morceaux les yeux fermés. Pourtant, tu as besoin de la partition devant toi, comme une balise. Et tes doigts décollent, s'envolent, s'installent en un ballet harmonieux. Plus rien ne te relie à ta mémoire, ton enlisement disparaît et tu reviens à la vie, tu renais des cendres qui tissent une trame nébuleuse au fond de tes émois. Tu penses aussi à examiner de nouvelles portées. * * * * * * * * * * * * * Quarante de fièvre Les examens sont passés. La pression intense retombe, la fatigue accumulée surgit en un geyser de fièvre. Avec un traitement léger, le docteur a prescrit en priorité du repos, des balades et une alimentation variée pour compenser les sandwiches mangés sur le pouce pendant les préparations intensives. Il est venu une fois de plus. Une fois de plus, elle ne l'a pas regardé. Elle sait le monstre qu'il est. Personne ne se doute de ce qu'il lui a fait. Ses proches n'ont peut-être jamais voulu voir, comprendre. Il vaut mieux fermer les yeux derrière les tentures. * * * * * * * * * * * * * L'envie d'être laide En ce soir de lassitude, tu repenses à cette envie d'être laide. Tu retrouves dans le noir ses envies qui te hantaient. Tu veux crever l'haleine de ses goûts obscènes, ses mots qui te lardaient. Tu veux haïr ses plaisirs malsains, ses désirs de conquête. Tu cherches à oublier la crasse de ses yeux qui t'enlaçaient, à gommer ses sourires obsédants et ses souhaits immondes. Une fois de plus, tu te calfeutres. Pas facile de colmater les déchirures de ton enfance et de ton adolescence. Tu as tout fait pour laisser ton passé en changeant de région, de profession. Seuls le piano noir et les partitions t'accompagnent depuis quelques mois dans cet abri. Bientôt, tu vas prendre un nouveau départ ... Non, pas pour un nouveau lieu. Un départ qui se prépare dans ta tête, un départ pour une renaissance. La rencontre de Robin à la cafétéria a permis des premiers échanges. Son sourire et sa gentillesse t'ont laissé un baume sur le cœur. Tu n'as pas encore eu beaucoup de contacts avec lui mais il vient se mettre à ta table tous les midis et sa présence te laisse des petites étincelles de bonheur. La guérison n'est pas achevée mais elle progresse doucement mais sûrement. * * * * * * * * * * * * * L'entretien Le visage de l'examinateur dodeline en essayant de ne pas laisser paraître ses sentiments. « Pour quelle raison vous souhaitez ce poste ? - Pour avoir des responsabilités ... - Vous ne pensez pas que vous êtes un peu jeune ? - J'ai l'habitude d'en prendre. - Et votre éloignement loin de vos proches ne vous fait pas peur ? - Pas du tout. - Vous êtes prête à assumer la fonction pour laquelle vous postulez dans combien de temps ? - Je pars demain sans problème si je suis choisie. - L'entretien est terminé, je vous remercie. » Il faut maintenant prendre le bus pour retrouver la famille avec dans la tête cette attente de la lettre qui signifiera le résultat. Une semaine ou un mois ? Peu importe, les valises sont prêtes. La demoiselle a pris la décision irrévocable de fuir son quotidien blafard. Elle sait qu'elle mettra le paquet pour essayer de démarrer une nouvelle vie. * * * * * * * * * * * * * Le souper Tu prends le paquet de surgelés « 3 fleurettes », choux-fleur, brocoli, romanesco. Pendant la décongélation et la cuisson, tu bats à la va-vite deux œufs et tu sors de ton sac à main le petit pain ramené de la cantine de ton travail. La cuisine, ce n'est pas ton truc. Tu as bien quelques idées de recettes glanées pendant les repas de famille mais le passé ne te laisse pas beaucoup d'espace pour préparer le futur ... disons plutôt que tu cherches à effacer les séquelles ancrées dans le glacier de ton cœur. Un petit plat mijoté tendrement, tu y penses quand même ; quand tu auras fait le premier pas d'invitation vers Robin qui commence à s'immiscer doucement dans tes pensées. Une vie remplie d'un vice de forme, sans couleur depuis des années, avec comme seule échappatoire l'exil, ce refuge pour ne plus sombrer. Tu veux redécouvrir la saveur du bonheur, la beauté de la nature qui t'entoure dans ta solitude rurale. Tu ne t'es pas approprié le petit jardin de la maison que tu loues. Tu espères réussir à faire un pas pour découvrir l'espace en face de chez toi, une petite jachère que tu souhaites dompter un jour prochain. L'étape suivante sera le bonheur partagé, un espoir ténu, latent, qui te sauvera de tes instants de folie passagère. * * * * * * * * * * * * * Extrait de l'article 1 ... Journal du 10 avril Les sapeurs-pompiers et le SAMU ont tenté en vain hier midi de ranimer Robin X, âgé de 23 ans, qui venait de se jeter du troisième étage du commissariat de police de XXX, au cours d'une garde à vue, suite à la découverte dans son bureau sur son lieu de travail de partitions ayant appartenu à l'une de ses collègues de travail disparue depuis quelques jours. Il a, par ailleurs, été fait état de plusieurs incohérences dans les explications fournies par la Police sur les circonstances dans lesquelles Robin X est tombé. Une plainte est déposée avec constitution de partie civile, ce qui a amené à l'ouverture d'une information judiciaire confiée à un juge d'instruction. * * * * * * * * * * * * * Extrait de l'article 2 ... Journal du 11 avril Le corps d'une jeune femme disparue depuis quelques jours à XXX, a été retrouvé jeudi à la mi-journée dans un puits de la maison qu'elle louait. Arrivée depuis peu dans le village, elle était assistante de direction à la société Zéphira. Son absence, depuis une semaine sans explication, a mis la puce à l'oreille des responsables qui ont alerté la gendarmerie. « Le corps a été retrouvé dans le puits du jardin de la maison, au fond de l'eau, ce qui a nécessité l'intervention des pompiers », a dit la gendarmerie de XXX. L'enquête en collaboration avec des techniciens en identification criminelle, doit permettre de « déterminer les causes de la mort ». Selon les premières constatations, « aucune trace de violence n'a été retrouvée sur le corps ». Une autopsie sera pratiquée lundi, a précisé le parquet de XXX, ajoutant qu'« aucune piste n'est privilégiée » ... Des analyses toxicologiques et des prélèvements d'eau sur le cadavre doivent notamment être effectués. * * * * * * * * * * * * *  Bernard Pichardie Saint Antoine l'Abbaye, juillet 2009 pour lire une autre nouvelle : COMMENT TE DIRE « JE T'AIME » .


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