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Obscurité (20)

Publié le 16 avril 2010 par Feuilly

La distance était trop courte pour s’arrêter, c’était évident ! Mais à cet instant précis elle aperçut comme une trouée entre les sangliers, les premiers continuant leur progression vers la droite tandis que les derniers, éblouis par les phares, semblaient hésiter à poursuivre leur chemin. Ce fut comme un flash qui ne dura qu’une seconde, un dixième de seconde même, mais ce fut suffisant. Instinctivement, elle lâcha le frein et obliqua à gauche dans la trouée, frôla deux bêtes effrayées, en évita une autre de justesse et redressa la voiture comme elle put en braquant à droite. Il y eu une embardée car la roue arrière avait méchamment mordu dans l’herbe du bas-côté. On entendit comme un choc mou, un peu amorti. La voiture fit encore quelques mètres puis s’immobilisa.

A l’arrière, les enfants s’étaient réveillés et demandaient ce qui se passait. Elle ne parvint pas à répondre tout de suite, tant ses mains tremblaient sur le volant. Ils avaient eu chaud, ouf ! Elle se gara sur la droite et enleva sa ceinture. « Il y avait des sangliers au milieu de la route » dit-elle d’une voix éteinte. « On a failli avoir un accident. » « Des sangliers ? » marmonna Pauline, qui se rendormit aussitôt. « Des sangliers ! » cria l’enfant qui bondit immédiatement. L’instant d’après il se retrouva à l’extérieur avec sa mère, mais on ne voyait rien du tout tant il faisait noir dans ce bois. De plus, ils étaient éblouis par les phares de la voiture et ne parvenaient pas à distinguer ce qu’il y avait à l’arrière. Ils firent le tour de la Peugeot et constatèrent qu’hélas, il y avait bien eu un choc : un renfoncement était nettement visible sur l’aile arrière gauche, mais heureusement cela ne devait pas entraver le bon fonctionnement de la roue. Franchement, voilà des ennuis dont ils auraient bien pu se passer... Mais il fallait se dire que cela aurait pu être bien plus grave. Et les voilà en train d’imaginer la voiture avec un sinistre total, déclassée, les ambulances qui arrivent, la police également, puis c’est l’hôpital, la souffrance, les mois d’immobilisation, l’horreur quoi ! Et ce n’est pas tout. Il y aurait eu toutes ces questions embarrassantes qu’on n’aurait pas manqué de poser : d’où veniez-vous ? Que faisiez-vous là à cette heure de la nuit ? Où habitez-vous ? Et le pot au roses aurait été découvert : la fuite, l’errance, la porte de la maison fracturée (alors qu’ils avaient la serrure et la clef dans la voiture). Bref, ils jouent à se faire peur, à trembler, à imaginer le pire. C’est un peu leur tempérament qui veut cela, réfléchir à ce qui aurait pu se passer et qui ne s’est pas passé. La proximité du drame, évité de justesse, les plonge dans le drame-même et l’imagination fait le reste, amplifiant au maximum les conséquences désastreuses…

Puis l’enfant a une idée. Il ouvre le coffre, farfouille dans le sac des emplettes et en ressort la torche qui fonctionne sans piles. On n’aurait jamais cru qu’on allait l’utiliser aussi rapidement, celle-là ! Il se dirige dans le noir vers le lieu de l’accident, tout en actionnant la manivelle et bientôt un rayon de lumière troue la nuit. Sa mère reste en arrière, pas trop rassurée. Qu’il fasse attention, quand même, un animal pourrait être blessé… Mais il n’écoute pas et continue à avancer, tout en balayant le bas-côté avec le faisceau de la torche. Il ne voit rien. Sur la route non plus. C’est comme s’il n’y avait jamais rien eu, que les sangliers étaient sortis d’un rêve... Pourtant la Peugeot est endommagée. Il avance encore et découvre dans l’herbe les traces laissées par les pneus. Ils ont eu une sacrée chance ! Vingt centimètres de plus et la voiture basculait dans un fossé de plus d’un mètre de profondeur. Avec la vitesse, elle aurait pu se coucher sur le flanc, se retourner même… Il en frémit.

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Soudain, il plonge dans le fossé et ressort de l’autre côté. Il lui a semblé entendre quelque chose bouger dans la forêt. Il braque sa torche dans tous les sens mais ne voit toujours rien. Pourtant, cette fois, il en est certain, il a nettement perçu comme un craquement. Ce n’est peut-être qu’un rongeur, à moins que… Il a peur, son cœur bat à tout rompre, mais il continue quand même, il ne peut pas ne pas savoir. Et soudain il le voit, à deux mètres de lui, couché par terre, immobile, agitant juste un peu les pattes. Un sanglier ! Il n’est pas gros, non. Ce n’est pas un marcassin non plus, il n’a plus de rayures, mais il n’est pas gros. C’est un jeune de l’année dernière sans doute, il doit avoir un an, pas plus. Dans son regard, il lit l’épouvante. La peur de tout animal sauvage devant l’homme qui s’approche. Mais il y a autre chose, quelque chose de beaucoup plus grave. Mais quoi ? L’enfant s’avance encore un peu, regarde plus attentivement. Le sanglier a été touché, un petit filet de sang sort de sa gueule. Une hémorragie interne, probablement. Les poumons ou alors l’abdomen. Il observe son regard et y discerne une nouvelle fois de la panique. Non, c’est plus fort que cela. C’est de l’épouvante, de l’horreur, de l’effroi. Il avance encore d’un mètre, le sanglier se met à remuer désespérément, tente de se relever d’un coup de rein, n’y arrive pas, retombe aussitôt… Puis soudain il agite les pattes convulsivement, se débat encore une seconde et reste immobile, inerte. Il vient de mourir. Il est mort.

L’enfant le contemple longuement, horrifié. Pour la première fois, il est en présence de la mort. Cela s’est produit là, à l’instant, sous ses yeux. Une seconde auparavant, l’animal vivait et puis, subitement, il n’avait plus été là. Quel mystère ! Où était-il allé ?

C’était d’autant plus effrayant que cela les touchait tous de près. Si sa mère n’avait pas eu le réflexe de plonger dans la trouée, de se faufiler entre les bêtes qui zigzaguaient, l’accident aurait pu être terrible. C’est lui, peut-être, qui serait étendu là, inerte ou bien sa sœur Pauline. Et le pire, c’est que personne n’était responsable. Les sangliers se promenaient dans la forêt, menant leur vie de sangliers et eux ils roulaient normalement, menant leur vie d’être humains. Le hasard avait fait que leurs routes s’étaient croisées. Quel était le sens de tout cela ? Aucun, manifestement, c’était la destinée. Rien n’était juste, finalement, dans cette vie. Cette bête n’avait pas voulu mourir et pourtant elle était morte. Elle n’avait pas voulu non plus faire du mal à ces humains qui se déplaçaient en voiture et eux, de leur côté, n’avaient eu aucune intention méchante à son égard. Pourtant il y avait une victime, comme si la nature voulait se venger de cette rencontre improbable qui avait eu lieu.

L’enfant contempla longtemps le sanglier mort à ses pieds, son regard éteint à tout jamais, désespérément fixe. Le sang s’était arrêté de couler et, en se coagulant, il formait une grande tache brune le long des babines. C’est une image qu’il n’était pas prêt d’oublier… Mais le faisceau de sa torche commençait à faiblir et il allait de nouveau tourner la manivelle quand une voiture arriva sur la route, venant de Limoges. Instinctivement et sans savoir pourquoi, il éteignit sa lampe. En apercevant la Peugeot, le conducteur s’immobilisa et descendit de son véhicule. C’était un homme et l’enfant l’entendit parler avec sa mère. Dans l’obscurité, il franchit de nouveau le fossé et se mit à marcher à pas de loup sur la chaussée, en se guidant sur les phares.   

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