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…ou défaite du management stratégique ?

Publié le 16 avril 2010 par Jean-Philippe Immarigeon

S’il est un évènement où les récits semblent se complaire dans les méandres d’une explication mécaniste, c’est bien cette défaite de 1940. Il n’est pas de bataille qui ait été autant disséquée : tout ou presque est désormais connu. Il reste qu’on ne saisit toujours pas, alors que 7 millions d’hommes se font face sur un front de 500 kilomètres, pourquoi la bataille est gagnée en cinq jours par une avant-garde blindée et motorisée d’à peine plus de 150.000 hommes. La légende de la Blitzkrieg est née de cette énigme.

« Ah ! le schéma que bâtiront plus tard les historiens ! Les axes qu’ils inventeront pour donner une signification à cette bouillie ! Les historiens oublieront le réel », écrivait Saint-Exupéry (1). On peut toujours réécrire l’Histoire, et il n’est goujat qui ne sache refaire, en mieux, les batailles d’Hamilcar, disait le maréchal de Saxe. Les historiens anglo-saxons adorent le jeu du « What if... ? » : que se serait-il passé si, « by chance »… ? Les historiens français nomment cela uchronie, et y sont fort réticents. Il n’empêche : « La connaissance rétrospective de ce qui, pour les hommes passés, était le futur, risque de pervertir la reconstitution de l’horizon d’attente et de le rétrécir, voire rendre l’historien aveugle aux possibilités que recelait la situation. L’histoire de la Campagne de France de 1940 en fournit un bon exemple. La défaite est un évènement si rapide et si massif que les historiens ont eu tendance à écrire l’histoire de ces cinq semaines comme une tragédie antique dont le dénouement était inéluctable (2). »

L’ennemi attaque selon nos plans

On connaît l’échange entre les généraux Gamelin et Georges à l’aube du 10 mai, qui s’interrogent une dernière fois de savoir s’il est possible de ne pas monter en Belgique comme prévu et de laisser son armée tenir seule : « Evidemment non ! », tranche Gamelin. Evidemment si ! Cette intuition qui les fait encore douter aurait dû les conduire à ne pas précipiter les meilleures divisions franco-britanniques dans le piège tendu. Car dès cet instant, ce sont les généraux allemands qui imposent leur marque et leur rythme à leurs homologues alliés qui ne parviendront pas, malgré l’imprudence manifeste et les risques considérables d’échec inhérents à la Blitzkrieg, à reprendre l’initiative. Hitler avait déclaré qu’il ferait tomber la guerre des mains des alliés : de fait, il leur a littéralement arraché.

La manœuvre alliée Dyle-Breda, qui donna lieu immédiatement à de multiples objections des généraux français et dont militaires et politiques vont ensuite s’accuser mutuellement, est bien à l’image d’une certaine hystérie réactionnelle de dirigeants qui tombent dans le piège grossier de la réaction compulsive par l’absence totale de réflexion stratégique et la vacuité de tout ce qui prétend en tenir lieu. De là des décisions à contre-temps ou des réactions contre-productives : c’était trop tard (il aurait fallu se pré-positionner malgré l’opposition belge) ou trop tôt. Jean Jaurès en avait déjà vu les prémices avant 1914 : « Le pire serait, désastre des désastres, que l’état-major n’ait pas su lui-même prendre parti, qu’il ait flotté et qu’il flotte encore entre des idées contradictoires, qu’entre l’offensive vraie et la défensive vraie il n’ait pas fait un choix, qu’il ait accepté et pour la mobilisation et pour la concentration et pour la conduite générale de la guerre, des combinaisons hybrides, des combinaisons à deux fins, et vouées, par cette ambiguïté même, à un misérable avortement. » Le problème est que « l’Allemagne sait ce qu’elle veut. Elle le sait à fond. La France le sait-elle (3) ? » Le 10 mai 1940 voit la mise en œuvre d’une demi-stratégie offensive alors qu’on s’est préparé huit mois durant à attendre le choc. « Contrairement à la croyance générale, l’armée française est battue en 1940 non par sa conception statique des hostilités et son complexe de la Ligne Maginot, mais par la hardiesse de son seul mouvement dynamique de la guerre, l’avance en Belgique et en Hollande (4). »

Face à l’ennemi qui, pensent-ils, fait porter son axe d’attaque comme il était logique qu’il le fasse, les Français se précipitent-ils en Belgique pour rechercher l’affrontement ou pour l’éviter ? Est-ce la certitude d’avoir raison qui les pousse à agir ainsi, ou la crainte d’avoir tort, la crainte de la friction imprévue, du danger que l’attaquant porte ses coups ailleurs et qu’ils soient terribles ? Tentent-ils alors de conjurer le sort en se réfugiant dans les « confortables fondations d’une doctrine (5) » ? Comportement qui peut trouver un fondement, à condition d’aborder la question comme le fait la pensée quantique, très à la mode en ces années vingt et trente : l’ennemi est là où nous le cherchons, autrement dit là où nous avons décidé qu’il devait être. Gamelin s’est en tous les cas interdit toute solution alternative, en engageant les réserves immédiatement, beaucoup trop tôt. Mais si les Alliés, avait prévenu le général Jodl lors d’un Kriegspiel à l’OKW, attendent sur place au lieu de foncer en Belgique, Fall Gelb échouera, parce que leurs troupes, et notamment les DCR françaises, se trouveront sur le chemin des divisions blindées allemandes débouchant des Ardennes.

Sedan 1940

Car pour que l’idée de Gamelin fonctionne, encore faut-il que le comportement de l’adversaire soit déterminable, et surtout déterminé. Dans le cas d’espèce, les Allemands eux-mêmes ont un raisonnement assez proche, mais qui finalement s’avère plus efficient puisque c'est notre montée en Belgique qui est prévue, et surtout d’une approche plus large. La bataille de France va être gagnée dans un mouchoir de poche, en faisant abstraction de ce que les quantiques nommeront des « variables cachées » sans effet dans le cas présent. Qu’importent en effet les colonies, les flottes, les ors des démocraties, et l’industrie américaine, au moment où la Wehrmacht, en concentrant ses moyens mécanisés, bouscule les troupes franco-belges et coince le dos au Pas-de-Calais le corps expéditionnaire britannique et plusieurs des meilleurs divisions françaises ? A quoi servent les canons de la Navy et de la Royale dans les boucles de la Meuse ? Qu’importe alors le fait que, sur le papier, nous soyons effectivement les plus forts. Face à ce type de guerre « terroriste », les démocraties cartésiennes sont désarmées et vite impuissantes, qu’il s’agisse de la France en 1940 comme des Etats-Unis en 2007. L’approche « moderniste » de Gamelin, celle d’une guerre globale, ne tient plus à partir du moment où l’adversaire la refuse, et impose son mode de guerre à lui.

La bascule de Sedan

On a dit et écrit jusqu’à saturation que l’hypothèse d’une attaque par les Ardennes avait été envisagée mais écartée comme à trop haut risque. Rappelons : 1 – que ce n’était pas la première fois que les Allemands y passaient et qu’ils le referont en décembre 1944 ; 2 – mais que la traversée du massif a été une entreprise extrêmement périlleuse pour les 45.000 véhicules du PanzerGruppe ; 3 – qu’au débouché se trouve la Meuse, tout de même large de soixante à quatre-vingt mètres, dont tous les ponts ont sauté, et personne n’est certain qu’elle soit franchissable à des chars ; ce sera le « miracle des Ardennes » (Heinz Guderian) ; 4 – et que si les Allemands ne parviennent pas à la franchir, ils se trouveront coincés dans un fond de poche, un chaudron : c’est un plan « marche ou casse ». Et c’est bien là que réside la surprise, puisque ce n’est pas faute de l’avoir envisagée mais parce qu’eux-mêmes ne l’auraient pas fait que les Français écartent l’hypothèse, comme s’il existait pour la guerre une théorie du choix rationnel qui fait que l’adversaire fait nécessairement ce qui est de son intérêt bien compris, et que l’on pourra en conséquence anticiper et soi-même préparer. Sous cet angle de l’absurde et de l’illogique, la Blitzkrieg est encore une fois une guerre « terroriste ».

Pour expliquer ce que Guderian appellera un « miracle », les Allemands mettront en avant leur don inné à faire coexister planification scrupuleuse et improvisation géniale, sous-entendant que le cartésianisme de leurs adversaires excelle dans la première mais échoue dans la seconde. Ce qui déconcerte les Français est la conduite accélérée sans temps d’arrêt, « à l’emporte-pièce » précisera Georges devant la Commission parlementaire Serre en 1945. Ainsi lorsqu’en juin 1938 un exercice est organisé par l’état-major français qui simule une percée et une attaque « dans la foulée » trois jours après le début d’une offensive allemande, il juge cette hypothèse excessive, car elle suppose que les Allemands poursuivraient leur avance sans délais de remise en ordre de leur dispositif. Or c’est une tactique de commando qui est utilisée pour le franchissement, qui plus est sans les chars, absents jusqu’au 15 mai malgré ce que l’on crut sur le moment (la « panique de Bulson »). « Prêtant à nos ennemis nos propres procédés, nous avions imaginé qu’ils ne tenteraient le passage de la Meuse qu’après avoir amené une artillerie nombreuse. Les cinq ou six jours nécessaires auraient donné aisément le temps de renforcer notre propre dispositif (6). » Pour les état-majors quels qu’ils soient, la Blitzkrieg est de la guerre foutraque, et Guderian lui-même aura toutes les peines du monde à convaincre sa hiérarchie, Führer compris, de le laisser poursuivre vers la Manche sans attendre que les divisions d’infanterie motorisées le rallient.

Ce n’est donc pas le pari des Ardennes qui déstabilise les Alliés, c’est la manière dont le plan est mis en œuvre. Au niveau tactique tout d’abord, car la manœuvre est dangereuse puisque, une fois la Meuse franchie, les panzerdivisionen vont avancer en ordre profond sur plusieurs itinéraires, pour être engerbées progressivement en une seule colonne dans une véritable marche de flanc, ce qui est contraire à la plus élémentaire prudence. Et puis, au niveau opérationnel, la Blitzkrieg déroute, ne serait-ce que parce que, finalement, le char n’y joue pas le premier rôle.

La guerre routière

Dans la double logique de Blitzkrieg de « taper dans du mou » (voir première partie) et de ne pas flanc-garder, les éléments motorisés allemands ne sont pas là pour savoir où se trouve l’ennemi, mais là où il ne se trouve pas, pratiquant des coups de sonde pour jauger le dispositif français. « Les Allemands couraient un peu partout, à travers les chemins. Tâtant le terrain, ils s’arrêtaient là où la résistance s’avérait trop forte (7). » C’est l’image de l’eau qui coule qu’avait retenue Sun Tzu dans L’art de la guerre : « De même que l’eau qui coule évite les hauteurs et se hâte vers le pays plat, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse. » Saint-Exupéry, du haut de son appareil, reprend la même métaphore : « La division blindée doit agir comme l’eau. Elle doit peser légèrement contre la paroi de l’adversaire et progresser là seulement où elle ne rencontre point de résistance. Les tanks pèsent ainsi contre la paroi. Il est toujours des trous. Ils passent toujours (8). » Comme les Stosstruppen de Ludendorff en 1918.

D’où l’intérêt du moteur plus que du char, et l’importance des semi-chenillés de reconnaissance dont la Wehrmacht fera grand usage sur tous les fronts. D’où également un facteur capital que Marc Bloch est le premier à avoir mis en valeur : la Blitzkrieg, ce sont des panzerdivisionen et un réseau de routes nationales et départementales bien entretenues, recouvertes de ce qu’on nommait alors macadam du nom de son inventeur. « Fidèles à leur programme de rapidité, les Allemands, de plus en plus, lançaient leurs éléments de contact à peu près exclusivement sur routes (9). » Non pas que l’invasion aurait été impossible sans ces chaussées au maillage serré (à part en montagne, il n’est pas un point du territoire qui se trouve à plus de deux kilomètres d’un chemin carrossable), mais elle n’aurait pas été ce qu’elle fut. Guderian insistait sur l’intérêt de développer des voies rapides facilitant le déplacement des unités ; mais c’est aux autostrades fierté du régime nazi qu’il pensait. L’ironie est que le retard français en la matière va rendre l’avance de la Wehrmacht encore plus foudroyante que si elle avait dû se canaliser sur quelques grands axes.

Les véhicules allemands, dont au bout du compte assez peu de chars, circulent sur les routes à la manière d’un signal de communication, qui, si une des lignes est encombrée ou un des centraux saturé, va revenir au nœud précédent, pour bifurquer et chercher un autre itinéraire. Facteur d’accélération des déplacements, cette emploi de l’asphalte par « les colonnes aventureuses de motocyclistes, dans leurs raids à longue portée, déterminaient la même créance à une arrivée générale de l’ennemi, d’où naissaient souvent chez nous de hâtifs et désastreux redressements de ligne (10). » On comprend la pertinence d’engins combinant capacités routières et tout-terrains, même s’ils ne peuvent faire sauter les « hérissons » que Weygand installera aux carrefours routiers, et qui sont d’ailleurs une tentative de réponse bien tardive à cette nouvelle surprise tactique.

Cruelle révélation : Gamelin ne croyait pas à la guerre routière, qualifiant dans un Rapport du 2 mars 1937 consécutif à un Kriegspiel, « de roman la situation prise qui a consisté à lancer en colonnes sur la route les divisions cuirassées suivies de divisions motorisées en camion », trouvant la « marche trop rapide » qui, dans la réalité, aurait été « fortement ralentie par l’occupation solide des coupures du terrain », donc « plus prudente ».

Débâcle de la logique

D’ailleurs le 16 mai 1940, lors de la réunion qui rassemble Britanniques et Français au Quai d’Orsay où l’on a commencé à brûler des dossiers, Gamelin, « devant un pupitre soutenant une carte de près de deux mètres de côté », y souligne « une ligne à l’encre noire (black ink line) destinée à représenter le tracé du front allié », se rappellera Winston Churchill (11). « Sur cette ligne on avait ajouté près de Sedan une poche, petite mais sinistre » ; c’est donc un trait et non une flèche indiquant l’axe de progression allemand. Et ce alors qu’il n’y a déjà plus de front continu mais des divisions qui se courent après et perdent le contact avec leurs voisines (sous la pression côté français, délibérément côté allemand), et surtout que Gamelin a parfaitement compris ce qui va se passer dans les jours prochains, comme il l’écrit dans son Rapport du 18 mai 1940.

« Abrutis à force de raison », comme le rapporte Julien Green en ajoutant : « les Français se croyaient trop intelligents sans y voir une limite (12). » « Même dans les situations poétiques », écrivait déjà avant lui T.E. Lawrence (d’Arabie) qui ne nous aimait guère, « les Français demeurent d’incorrigibles prosateurs, ne voyant tout qu’à la lumière brutale de la raison et de l’intelligence, et non pas regardant, les yeux mi-clos, le rayonnement essentiel des choses, comme le font les Britanniques (13). » Information n’est pas décision, connaissance n’est pas vouloir : « Cette vérité est qu’il est sûrement l’un de ces hommes, d’une intelligence étendue et vivace, qui n’acceptent pas d’être troublés dans leur propre conception des évènements. On rapporte qu’il n’allait pas souvent au front ; c’était plutôt le désir d’éviter des manifestations, des complications, des découvertes désagréables qu’il aurait pu faire. Il préférait penser la guerre comme Descartes sa philosophie... Il était un de ces hommes dont les forces intellectuelles sont mal connectées avec leur puissance d’action. Cela est dû à une crainte particulière de l’action elle-même et des conséquences qu’elle entraîne (14). »

Fidèles jusqu’à l’excès à la doctrine, les Alliés pensent que plus une division va aller vite, plus elle va s’éloigner de ses arrières et étirer ses lignes de ravitaillement, donc être vulnérable. Il paraissait également inconcevable que les panzers foncent sans protéger ni leurs flancs ni leurs arrières. Tellement inconcevable qu’un film, par ailleurs remarquablement fait de la série Why We Fight réalisée à partir de 1942 par Frank Capra pour l’US War Department, dans une animation de la carte de l’offensive réalisée par les studios Disney, montre un couloir de panzers aux flancs consolidés par les troupes motorisées et l’artillerie au fur et à mesure de l’avance.

Même Churchill admet s’être alors trompé, pensant que « les Allemands ne pourraient peut-être pas poursuivre leur avance, puisqu’il leur faudrait tout à la fois étirer et renforcer leurs flancs (ever-increasing double flank-guards to be built up) et continuer à fournir à leurs troupes blindées les moyens de leur percée (nourish their armoured incursion ) (15). »

C’est dans la ligne de doctrine clausewitzienne que de savoir saisir le moment où les frictions absorbent l’énergie de l’élan, ce point de consomption au-delà duquel l’offensive s’éteint d’elle-même : la guerre en URSS et celle du désert de Libye montreront un an plus tard qu’effectivement l’étirement des lignes tue l’offensive. Et le néocons Edward N. Luttwak, stratège américain peu suspect de francophilie débordante, refait un demi-siècle plus tard la même erreur d’analyse, en écrivant que l’armée allemande arrivait à la mi-juin 1940 à l’extrême limite de ses possibilités ; une semaine de résistance française supplémentaire ou 500 kilomètres de plus à parcourir, et le miracle de la Marne était possible (16).

Eloge de la fuite

Encore aurait-il fallu se donner les moyens de le provoquer. Si la retraite « est dans l’art militaire un mouvement rétrograde ou en arrière que fait une armée pour s’éloigner après un combat désavantageux, ou pour abandonner un pays où elle ne peut plus se soutenir », c’est-à-dire, « à parler exactement, une espèce de fuite », il n’empêche, nous dit l’Encyclopédie de Messieurs Diderot et d’Alembert, que « se retirer, c’est fuir avec art et un très grand art. » Mao Ze Dong l’a également écrit et mis en pratique, mais une manœuvre comme celle de Joseph Joffre en 1914 est d’autant plus méritoire que le soldat français, Napoléon lui-même s’en plaignait, s’il sait charger ou se faire tuer sur place, ne sait pas retraiter.

Quelle est l’erreur commise ? Ne pas avoir su, une fois perdue la bataille en Belgique et même si cela doit nous faire abandonner comme en 1914 la plus grande part de notre potentiel industriel, prendre la décision de reculer suffisamment tôt, vite et loin. Tous les auteurs, Marc Bloch dès 1940, Bertrand de Jouvenel l’année suivante, puis des historiens venant d’horizons aussi divers que William L. Shirer ou Jacques Benoist-Méchin l’ont souligné : alors que Joffre, contrairement à Bazaine en 1870, avait su reculer jusqu’à la Seine et la Marne (17), Gamelin puis Weygand ne le savent pas, ou plus, en 1940. Vu la vitesse de déplacement des troupes allemandes, Benoist-Méchin opte pour la Loire, et Bloch envisage, un peu provocateur, la Garonne. Il faut de toute manière fixer un front là où les Allemands seront lorsqu’un volant suffisant de divisions françaises aura pu être reconstitué ; or Weygand choisit d’attendre les Allemands là où ils sont déjà, sur la Somme, et demande en même temps deux semaines de répit, ce que la décision de Hitler (le fameux Haltbefehl devant Dunkerque) de dégager ses blindés des dunes de Mer du nord pour les basculer vers le sud ne lui laissera pas. Les Français n’avaient pas une guerre de retard, à l’âge du moteur ils avaient surtout un fleuve. L’esprit d’initiative et le sang froid, malgré l’épreuve des circonstances, dont firent preuve les Doumenc, Olry, Frère, La Laurencie, Juin ou de Lattre n’y changeront rien.

« On peut voler à une armée son esprit et lui dérober son adresse, de même que le courage de son commandant », écrivait Sun Tzu. Cette énigme est bien celle de l’indécision, « malignant inaction » diront les Britanniques, pernicieuse au sens où elle devient une sorte de langueur du fait de « cette stupide affectation d’indifférence qui est le refuge des impuissants devant le péril (18). » Car, remarquait Raymond Aron à propos du premier Sedan, « ni les rois de France, ni la République n’hésitèrent à ordonner la retraite de leurs armées (19) », sans pour autant que le trône ou la démocratie ne soient en péril. Nommés par le gouvernement à la place d’individualités plus fortes, comme aurait su le faire un Comité de Salut Public (« On ne s’appuie que sur ce qui résiste », écrivaient à un siècle d’intervalle (20) Stendhal et de Gaulle ), les généralissimes sont à l’image d’une classe politique qui ne sait plus décider et, laissant les autres le faire à sa place, finit par perdre pied et par céder à une pression qu’elle juge intolérable alors que c’est elle qui ne peut la tolérer. Alors 1940, leçon pour le temps présent ? Sans doute, et ce n’est pas une question d’âge chez ceux que Marc Bloch qualifiait de « jeunes vieillards » et Julien Green de « jeunes badernes (21) », et qui dénoncent l’acharnement qui les fait tomber du coffre duquel ils refusent de bouger, mais dont on peut s’inquiéter de la capacité de résistance s’ils avaient à faire face à une Blitzkrieg blindée ou terroriste, et décider pour tous ce qu’ils ne décident même pas pour eux.

Une défaite confisquée

Mais voilà des considérations bien françaises ; car que nous disent les historiens militaires étrangers depuis quelques années (22) ? Qu’il y avait une logique certaine à la stratégie mise en place par les généraux français au lendemain de la Grande guerre ; que la guerre de mouvement, si elle crée un déséquilibre momentané certain, ne peut renverser les fondamentaux d’une guerre de masse qui fait primer le rapport des forces, à l’avantage des démocraties dès 1939 ; que plus la guerre est complexe, plus elle s’éloigne de la réalité du champ de bataille et de l’idée qu’elle est action, et que dans un conflit total la Blitzkrieg n’est qu’un accident de l’Histoire. Car ce sont les armées alliées qui, en montant précipitamment en Belgique, renoncent à leur supériorité défensive et modifient leur stratégie alors même qu’elle n’a pas encore été validée, contredisant leur posture d’attente par la recherche prématurée et brouillonne d’une bataille de rencontre, commettant ainsi l’erreur sans laquelle la Werhmacht aurait échoué. On trouve ainsi dans la compilation précitée un étonnant article d’un universitaire américain lié à l’académie militaire de West Point et à l’US Air Force, qui valide entièrement la stratégie et la doctrine françaises de guerre méthodique et de « bataille conduite » (managed battle) : « La Blitzkrieg reposait sur l’existence d’ennemis obligeants qui ne feraient pas simplement des erreurs, mais les bonnes erreurs. L’année suivante, le IIIe Reich apprenait que la guerre moderne ne pouvait se faire en passant par des raccourcis, seulement par des détours... (Sur la validation des théories de Pétain) Le feu ne se contente pas de tuer : il immobilise et détruit. En particulier, le développement de la technologie antichar a fait de la campagne de 1940 une anomalie... (Sur l’Auftragstactik) L’image de l’utilisation de radios en clair pour faciliter le commandement sur le front, si fascinante pour les enthousiastes de la Blitzkrieg, ne résiste pas à une analyse serrée. Le fait de salir ses bottes ne participe guère plus que d’un style de commandement ; il n’est pas nécessairement un gage d’efficacité. (Sur le mouvement) La guerre mobile ne constitue pas – et ne constitue toujours pas – une garantie de victoire. Excepté en termes d’esthétique militaire, elle n’est même pas supérieure en elle-même à l’approche méthodique. » En conclusion, « loin de manquer de perspicacité, les structures et les doctrines françaises préfiguraient étroitement les organisations et les pratiques en vigueur dans les armées modernes (23). »

Il est clair que l’auteur défend ici sa chapelle ; il n’empêche que la stratégie de guerre totale est parfaitement logique mais que, par psychorigidité ou par fausse modernité, personne ne semble envisager qu’il est non moins logique que l’ennemi, hier comme aujourd’hui, cherche à la neutraliser (24).

L’erreur est de raisonner en termes de puissance et non de pouvoir, et de croire que la victoire doit revenir, comme le pensait Ludendorff, aux gros bataillons (25). « C’est au XXe siècle que l’on a eu faussement l’illusion qu’en mesurant les ressources on mesurait la force militaire et la puissance même. Mais Gamelin a eu tort de croire Ludendorff. La vertu du petit nombre peut encore faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre et, de multiples manières, la qualité limite le règne de la quantité… Le rôle d’une dizaine de divisions blindées allemandes rappellerait, s’il en était besoin, que les élites subsistent au siècle de la quantité (26). » Ce serait une faute de penser que la guerre industrielle a relégué le soldat ou le terroriste au rang de simple exécutant soumis à l’obscure rationalité d’une main invisible.

Mais Charles de Gaulle lui-même, qui a parfaitement vu le coup arriver dix ans auparavant, ne bascule-t-il pas « bord sur bord » le soir du 18 juin 1940, replaçant le conflit dans un cadre universel, et annonçant que la puissance aura finalement le dernier mot sur l’action ? Voilà un élément de débat jamais relevé et étudié.

Psychanalyse du déclin

« Aussi, l’effondrement de 1940 et l’abandon qui suivit parurent-ils à beaucoup monstrueux et irrémédiables. L’idée que, depuis toujours, les Français se faisaient d’eux-mêmes, l’opinion historique de l’univers sur leur compte, s’étaient soudain anéanties (27). » Quelle conclusion tirer de cet événement qui n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre, puisque « la déroute de la plus ancienne nation militaire de l’Europe, ça ne peut pas se cacher aux voisins, comme le péché d’une jolie fille (28) » ? En finira-t-on avec elle, et parviendra-t-on à soigner la névrose obsessionnelle d’un peuple de soixante millions de Lord Jim, incapable de se débarrasser de ce qu’il croit être « le poids de l’univers » (José Luis Borges), qui s’imagine avoir dérogé et s’avère « incapable de retrouver le fil de son histoire » (Henry Rousso) ? Avec cette mémoire morbide oublieuse du bon usage de la mémoire, que n’écrirait-on pas aujourd’hui si l’offensive allemande avait finalement échoué (29) ?

L’idée de la défaite punition d’un peuple qui s’abandonne n’est finalement que la figure inversée du : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Il serait si reposant, en effet, que la puissance soit un gage d’éternité ; mais c’est le contraire qui aurait été joli, dira assez pertinemment Jean Cocteau. Car voilà effectivement une belle raison pernicieuse ; dès lors qu’on se place dans une causalité cartésienne de prédétermination, la défaite ne peut être que méritée et non accidentelle ; mais alors la victoire allemande devrait être le signe de la supériorité intrinsèque du nazisme, et non le fruit de l’étonnant succès des pontonniers de Guderian sur la Meuse. Or dès son Appel du 18 juin 1940, Charles de Gaulle s’inscrit en faux contre cette erreur de la sur-signification de ce qui ne sont que des batailles perdues dans la vie des nations, faite d’imprévus et d’accidents. Il n’y a pas, dans le discours gaulliste, de mortification sur les erreurs françaises qui conduit à l’« abîme de renoncement », tout juste la constatation de l’inefficacité pathologique du régime des partis. C’est là sans doute la différence immédiate d’avec le discours toujours dominant jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi s’obstiner à voir dans cette défaite la preuve d’une déchéance ou au contraire le signe d’une « élection » ? C’est peut-être tout simplement la chance qui a manqué à la France en 1940. Mais Machiavel le savait : sa virtù est une garce qui ne se donne qu’aux voyous qui viennent l’entreprendre, et nos généraux étaient sans doute trop honnêtes hommes.

L’Histoire nous conte ainsi le destin de ces empires supposés invincibles qui tous, un jour, ont trébuché et sombré ; le de Gaulle des années trente voyait lui-même dans la guerre blindée de mouvement cette action créatrice et génératrice d’un futur non prévu, tant vantée par Henri Bergson. L’accumulation de puissance n’est donc pas une garantie d’éternité ; et il est des Blitzkrieg qui ont changé la face du monde. Mais si, après coup, on sait à peu près comment, on ne sait toujours pas pourquoi.

« Il semble donc bien que notre défaite puisse être imputée essentiellement à une carence intellectuelle qui se traduisait par le conservatisme, le conformisme, les idées préconçues et les spéculations hors du réel, bref à une colossale erreur de commandement, rendue irrémédiable par le manque de ressort de l’époque, bien plus qu’à une impuissance foncière de notre armée et du pays dont elle émane (30). » Et le Diable, que dit-il de tout cela ? « Il dit qu’à la guerre le hasard est maître, que le chef propose, que l’évènement dispose. Il montre que les plans les mieux formés échouent par quelque accident imprévisible, qui fait réussir les plus absurdes. Il dit que le génie militaire est une idée de civils apeurés et que les règles de la stratégie sont à la portée d’un cerveau d’enfant. Il dit que c’est une étrange folie que de vouloir qu’un grand général soit en même temps un grand esprit (31). » Voire : l’essence de la stratégie n’est-elle pas à l’image de ce que le scénariste Henri Jeanson mettait dans la bouche du maréchal d’Estrées, dans le Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque de 1952 : « Nous avons gagné : j’en étais sûr ! J’avais compté sur le hasard. Le hasard ne m’a jamais abandonné ! »

Et comme cette pirouette est beaucoup plus profonde qu’elle n’y paraît, nous lui laisserons le mot de la fin.

Enfin presque…

(1) Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, 1942, réédition 1990.
(2) Antoine Prost, Douze leçons sur l’Histoire, 1996.
(3) Jean Jaurès, L’armée nouvelle, 1911, réédition 1992.
(4) Pierre et Renée Gosset, La deuxième guerre. Les secrets de la paix manquée, 1951.
(5) Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse, 1922, traduction française 1993.
(6) Général A. Doumenc, Histoire de la IXème armée, 1945.
(7) Marc Bloch, L’étrange défaite, 1940, réédition 1990.
(8) Saint-Exupéry, op . cit.
(9) Bloch, op . cit.
(10) Jacques-Henri Lefebvre, Notes d’un correspondant de guerre, 1939-1940 : le suicide, 1942.
(11) Winston S. Churchill, The Second World War, 1949.
(12) Julien Green, Journal, La Fin d’un monde, juin 1940, 1992.
(13) Lawrence, op. cit.
(14) Jules Romains, Le « cas Gamelin » in Candide, article du 8 janvier 1941.
(15) Churchill, op. cit. Sauf que le “truc” est précisément de ne pas flanc-garder : et les panzers perdent rapidement le contact avec les troupes motorisées qui peinent à les suivre, ce qui inquiète Hitler, et que Gamelin relève dans son Instruction du 19 mai 1940 : « Il semble qu’il y ait actuellement, derrière ce premier échelon, un vide… » Bien vu. Et alors, on fait quoi ? Rien, répondra quasiment Gamelin à un Churchill médusé, parce que je n’ai pas (ou plus, corrigera le généralissime après la guerre) de réserves.
(16) Edward N. Luttwak, Strategy. The Logic of War and Peace, 1987, traduction française 2002.
(17) Voir l’analyse d’Anne Marchais-Robelat, De la décision à l’action, 2000. Jean Jaurès avait déjà stigmatisé l’erreur de Bazaine en 1908 dans son essai sur La guerre franco-allemande, 1870-1871, Charles de Gaulle reprendra cette analyse dans La France et son armée, 1938.
(18) Herbert George Wells, The Land Ironclads (Les cuirassés de terre), 1903.
(19) Raymond Aron, article d’août 1943 in Chroniques de guerre (La France Libre), 1940–1945, réédition 1990.
(20) Henri Beyle (Stendhal), Mémoires sur Napoléon, 1837, réédition 1932 ; Charles de Gaulle, Le Fil de l’Epée, 1932 (qui reprend la phrase à un mot près, mais sans citer son évidente inspiration).
(21) « Un état-major de badernes ; et il n’y a pas d’âge pour celles-ci, les jeunes badernes sont pires en un sens que les vieilles. » Green, op. cit.
(22) Voir la compilation publiée sous la direction de Maurice Vaïsse, Mai-juin 1940 - Défaite française, victoire allemande sous le regard des historiens étrangers, 2000. Egalement, sous la direction de Joel Blatt, The French Defeat of 1940, Reassessments, 1998, réédition 2010.
(23) Dennis E. Showalter, « Ce que l’armée française avait compris de la guerre moderne », in Vaïsse, op. cit.
(24) « L’accumulation de moyens militaires aurait un sens si le raisonnement stratégique pouvait maîtriser, pour un temps donné, toutes les stratégies de tout adversaire concevable. Mais cet espoir est un non-sens. Le propre du raisonnement stratégique est de proposer une réaction qui dévalue raisonnements et matériels adverses (et) les contourne. » Dominique David, « Pourquoi sommes-nous anti-américains ? » in Etudes, janvier 2003.
(25) « L’expérience montre, une fois pour toutes, que la victoire se range du côté des bataillons forts. On a vu de faibles bataillons vaincre leurs adversaires, mais en définitive, c’est quand même la supériorité numérique qui décide de la guerre ; c’est une erreur de l’oublier et de faire une vertu de la misère. » Erich von Ludendorff, Der Totale Krieg, 1935, traduction française La guerre totale, 1936.
(26) Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, 1962.
(27) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, 1954.
(28) Georges Bernanos, La France devant le monde de demain, texte de 1947, édité en 1953.
(29) « As late as mid-may, events could have turned in such a way that historians would have been explaining why Germany launched an offensive that failed. Had German armies suffered serious setbacks, as could easily have happened,… historians would cite as causes the frightening demoralization among the German population, the Wehrmacht’s short-comings in training and equipment, and a combination of recklessness and pessimism on the part of German generals. » Ernest R. May, Strange Victory, Hitler’s Conquest of France, 2000.
(30) Colonel Alphonse Goutard, 1940. La guerre des occasions perdues, 1956
(31) André Maurois, Dialogues sur le commandement, 1924.

Jean-Philippe Immarigeon © Revue Défense Nationale, juin 2005 (version longue)

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