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Le lecteur du A

Publié le 16 avril 2010 par Desiderio

naufrageduA.jpgC'est sans doute l'une des séries qui comptent le plus pour moi. Je l'ai découverte dans Pilote lorsque je suivais des cours d'orthophonie - parce que j'étais bègue à l'époque (je le suis encore par moments) et je venais en avance afin de m'offrir cette évasion parmi toutes les contraintes. Une BD ne m'offrait plus un monde complet, mais le passage entre deux mondes aussi absurdes et simples l'un que l'autre. Cela ne m'était pas du tout indifférent, j'avais déjà lu une version très expurgée d'Alice au pays des merveilles, mon livre de prix en fin de maternelle, et même dans cette édition abâtardie, tronquée et disneyaque, j'avais compris que le monde des rêves existe aussi, puisque nous les pensons tout comme le monde réel.

Que voit-on dans cette image ? Philémon est un candide, un jeune homme au regard franc, mais assez vide. Il est une sorte d'avatar de Tintin, le jeune reporter du Petit XXe pris dans des aventures qui le dépassent. On retrouve tous les attributs de Tintin, la houppe devient mèche folle, il n'est plus roux ou blond mais brun, mais c'est la même marque de rébellion cette fois plus modeste ;  il est vêtu d'un costume marin en blanc-bleu (couleurs mariales de l'innocence) qui ne variera jamais comme le jeune reporter très catholique arborait éternellement son pantalon de golf, son pull en V bleu, sa chemise blanche. Bon... il montre son nombril, mais justement Mai-68 est passé par là et on en reparlera. C'est donc un Tintin nouveau qui est offert. Philémon se promène aussi pieds-nus, quelle horreur pour un héros de BD ! Cela ne peut se faire qu'en cas de grand péril normalement. Certes, Philémon est d'origine rurale, mais on ne vivait pas pieds-nus dans les années 60 à la campagne ! Soit, sauf que Fred a voulu éviter les clichés des sabots à la Sylvain et Sylvette (je ne sais si vous avez tenté de vous déplacer en sabots de bois, mais cela fait mal partout ! et ce n'est pas du tout pratique pour courir et encore moins pour danser). Fred revient à la tradition, il la respecte et il lui redonne la forme qu'elle aurait dû avoir sans les impératifs idéologiques des journaux qui avaient une idée prédéfinie de ce que devait être un adolescent ou un paysan.

Notre personnage est donc un héros de Mai-68 qui retourne les images les plus traditionnelles. Il inaugure une forme de libération, mais plus silencieuse que celle de ceux qui se réclameront d'un prétendu combat. Mais quelle libération ?  Examinons l'image, nous voyons deux soleils, l'un crayonné en vert, l'autre en rouge. C'est un autre monde et c'est celui de l'enfance : des soleils esquissés dans un style enfantin dans lequel le lecteur peut se projeter puisqu'il s'agit des dessins que lui aussi pourrait produire à son âge. Moi aussi, je peux dessiner Philémon et m'identifier à lui, comprendre ce qu'il vit avec son Oncle Félicien qui ne comprend jamais qu'un autre monde - celui du rêve - existe et qui ne voit jamais la beauté de ce qui l'entoure (des oncles Félicien, pseudo-rationalistes, incapables de s'arrêter pour regarder le monde, il y en a à la tonne dans toutes les familles). Philémon peut alors devenir une représentation de moi comme lecteur. 

Mais allons plus loin. Quand ce récit a-t-il été publié en revue ? En 68 ! Serait-il intemporel et aurait-il ignoré le grand événement de cette époque ? Non, au contraire, c'est l'un des rares récits qui parlent de 68 en direct. Nous trouvons dans le coeur de la baleine où Philémon et Barthélémy sont recueillis des images d'une forme de métro où les passagers rament comme des galériens, puis se révoltent contre leurs gardiens avant que tout revienne dans l'ordre. Quand je lisais cela (et alors que mon père se trouvait à l'hôpital pour sa première attaque cardiaque), je ne comprenais strictement rien à ce qui se passait autour de moi, que ce soient les événements de l'époque, le sort de mon père, l'idée de la mort, ce que pourraient être le langage ou la littérature un peu moins imparfaits, la différence entre la ville et la campagne, l'aujourd'hui et le lendemain, ce qui serait un monde idéal et puis ce qui était l'histoire et où je n'entendais que bruit. J'avoue ne pas avoir beaucoup avancé beaucoup depuis et au lieu des galériens de la baleine-métro (métro-boulot-dodo, c'est trop) nous avons à présent des personnes qui n'ont même plus le droit de dormir, de chanter ou de mendier dans le métro. Beau progrès. Plus de propreté, plus de sécurité, plus de satisfaction du client. Nous devrions devenir tous des oncle Félicien en niant l'existence d'un autre monde qui dérange.

On peut résumer le premier album aux plantes-horloges, aux arbres-à-bouteilles, aux lampes-naufrageuses, toutes ces créations faites par collages, mais ce sont des incidents adventices alors que l'épisode du métro dans ce volume acquiert une énorme dimension : il est dessiné alors que l'on est en plein dans les événements de 68, que j'y trouve maintenant des énormes allusions bibliques, que Fred attend le premier enfant de sa compagne, et que moi, encore enfant, je me demande si je pourrai parler sans être pris entre deux mondes et comment, mais je ne fais que repousser la question. Nous sommes dans le mythe de Jonas (en plus haut) ou de Pinocchio (en plus bas) avec cette baleine qui avale les hommes pour les transformer en forçats de rang de galère. Et cela se résume toujours à : que dire ? Quelle vérité ? Celle de quel personnage ? Faut-il mentir pour survivre et comment ? Et si l'on ne sait mentir comment faire ? Se croire sur le dos d'une baleine ou entrer dans le ventre d'une baleine, ce n'est pas innocent d'un point de vue symbolique, vu toute la mythologie depuis le voyage de saint Brandan.

Mais tout cela, Fred le balaie d'un seul coup et il ne se livre pas à un seul clin d'oeil, alors qu'il deviendra plus soucieux de références culturelles après pour confirmer ce que l'on pensait de lui comme auteur hyperculturel. Il n'écrit pas 68 dans son récit, alors que c'est bien la seule histoire issue de l'année 68 en temps réel. L'année 68 où je ne savais si mon père allait vivre et où je ne savais pas si j'avais le même langage que les autres. Personne dans le monde de la BD n'a jamais parlé de Mai-68 sur le moment et en le fictionnalisant en direct, sauf Fred. Il a fallu attendre quatre ans pour que cet album paraisse, alors qu'il avait fallu attendre moins longtemps pour d'autres albums dits subversifs et qui ne sont plus édités faute de vente.

Un fait étrange au sujet de cet album est qu'il était le premier d'une série, puis on s'est avisé qu'il y avait eu des récits avant. On l'a donc renuméroté en 2 et non plus en 1, alors que Philémon avant la lettre était d'abord 0. Ces deux logiques vont en sens contraire : Philémon n'existe pas avant l'aventure des lettres de l'océan Atlantique, Philémon est un produit commercial qui doit être lisible pour ceux qui se contentent de le consommer. C'est ce que prouve la nouvelle couverture de cet album dans la série. On y a fait disparaître le lecteur pour un machin purement commercial dans lequel je ne suis plus. Je n'avais pas encore lu Vendredi de Tournier ou Robinson Crusoé de De Foe, mais cela m'avait donné envie de les lire et là je ne vois que régression vers des images déjà enregistrées à la télévision et sans aucune volonté d'émancipation.

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