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Kasparov, l'Aigle de Bakou

Par Marc Traverson

J'ai eu l'occasion de rencontrer longuement en tête-à-tête Garry Kasparov , lors d'un passage à Paris, en 1998 ou 1999, dans une suite feutrée et impersonnelle de l'hôtel Concorde-Lafayette. Son manager, un Anglais au look de financier de la City, assista silencieusement à notre échange. Je me souviens d'un petit homme au format de boxeur poids léger, magnétique, dégageant par sa gestuelle une énergie impressionnante. Un visage triangulaire, des yeux bruns pailletés de jaune. Un débit de mitraillette dans un anglais mâtiné d'un accent à couper au couteau. Une grande affabilité, et parfois un sourire enfantin. Une formidable certitude intérieure aussi, cette confiance inébranlable qui lui avait donné la force de décimer les meilleurs joueurs d'échecs du monde pendant presque trois décennies. Nous avions moins parlé d'échecs que de politique – du moins c'est lui qui en parlait, et je peinais à suivre ce qu'il me décrivait des soubresauts de l'échiquier politique russe.

A l'époque, quoique toujours numéro un dans le monde des échecs, il avait déjà montré son désir de jouer un rôle éminent dans son pays. Un nouveau combat à sa mesure. Dois-je dire qu'on ne le prenait pas tout à fait au sérieux ? Le monde des 64 cases est une chose, la vie réelle en est une autre. Kasparov explique aujourd'hui, dans un livre, que la vie est une partie d'échecs… Est-ce bien sûr ?

Je m'intéressais alors au sportif hors du commun (car le jeu d'échecs est à la fois un sport cérébral et un art de combat). Celui qu'on a surnommé "l'Aigle de Bakou" fût probablement le joueur d'échecs le plus talentueux ayant jamais existé. Style sans concession, flamboyant, un Napoléon de l'échiquier. S'il n'a pas eu un destin à la Robert Fischer, il a démontré, comme celui-ci, un formidable instinct de guerrier.

En Russie, les échecs ont toujours eu à faire avec la politique. Le jeu avait été promu par Lénine au rang de priorité nationale, un domaine de l'esprit dans lequel les joueurs soviétiques devaient démontrer une suprématie mondiale, quel qu'en soit le prix. Dans les années 70-80, l'affrontement du dissident Viktor Korchnoï contre l'apparatchik Anatoly Karpov se termina par un championnat du monde moite et dramatique à Bagio, aux Philippines, plein de tension et de paranoïa. Comme si l'échiquier devait refléter les failles qui couraient déjà derrière le rideau de fer.

Le jeune Kasparov fût celui qui réussit à faire plier la vieille garde de l'URSS via un échiquier, en détruisant psychologiquement son rival Karpov au terme d'un match marathon hallucinant, dont son adversaire sortit laminé, amaigri, au bord de l'épuisement. Il fallut que le Kremlin use de manœuvres sournoises pour interrompre le match avant l'effondrement de son poulain. Quand on songe que Kasparov affrontait alors un appareil d'Etat entier voué à le voir perdre, et que les échecs demandent une parfaite lucidité, une grande capacité de jugement et une volonté de vaincre sans faille, on mesure les nerfs dont le jeune homme (22 ans!) était doté. Le match repris quelques mois après l'interruption, en 1985, et Kasparov terrassa son rival. On pourrait aujourd'hui voir dans cette lutte victorieuse les prémisses de la perestroïka et de la future émancipation des républiques soviétiques (Kasparov est originaire de Bakou, en Azerbaïdjan). Comment ne tirerait-il pas, d'un tel fait d'armes, le sentiment qu'il pourra aujourd'hui encore renverser les montagnes ?


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