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LE BUS. (Nouvelle de Patricia Laranco).

Par Ananda

J’étais au bord de la route, au milieu de nulle part, en pleine campagne.

Je n’avais qu’un souci en tête : celui de regagner Paris.

Tout ce paysage champêtre m’affolait presque par son mystère.

Des murets, des prés rebondis et d’un vert cru, des bois roussâtres. Du soleil, surtout, du soleil. Fiché au creux de l’air piquant, vif, granuleux dans sa texture. Une odeur capiteuse montait de tout ceci, accompagnant le silence, un silence qui stagnait à la base du ciel, émanant du sol, enveloppant l’ensemble de l’espace, créant son unité.

J’aurais pu rester là, et interpeller cet impénétrable mystère. Il était grandiose mais, inexplicablement, il me rebutait.

Pour ne pas sentir la palpitation trop quiète, trop régulière de l’air, je fixai la petite route en appelant de mes vœux l’arrivée d’un bus. Un bus…c’est ce qu’il

me fallait. Ce qu’il me fallait à tout prix. Un bus, qui me conduirait à Paris, où j’habitais, où j’avais mes repères. Ici, j’étais presque au bord de la crise d’agoraphobie.

Il finit par venir. Le bus. Sa vue me rendit le sourire.

Mon début de panique reflua et lorsqu’il fit halte à mon niveau, je m’engouffrai d’un saut dans l’ouverture que venaient de ménager généreusement les portes.

Elles se refermèrent : clac ! Me tournant vers le chauffeur, je bredouillai :

-Je n’ai pas de billet, pas de carte de transports !

Le chauffeur, un type trapu à la physionomie bovine, haussa les épaules sans rien dire et sans même me regarder. J’interprétai cela comme une marque de je-

m’en-foutisme total.

Il s’en foutait. Tant mieux pour moi. Comme il avait l’air décidément peu bavard, si ce n’est revêche, je tournai les talons et m’enfonçai dans la travée centrale, vers l’arrière.

Si le bus comptait un certain ombre de passagers aux yeux vitreux, il y avait de la place. Pas de souci. Je m'installai sagement sur la rotonde arrière.

L’engin s’ébranla, ne tarda pas à prendre de la vitesse ; le paysage défila.

Je me détendis sur la banquette duveteuse du fond, qui était à peu près vide.

Et le bus roula et roula ; ç’avait quelque chose de rassurant.

Il enfilait les virages avec une souplesse majestueuse. Il n’y avait plus, à vrai dire, qu’à se laisser aller, qu’à s’abandonner à son mouvement, qui grignotait l’espace.

Deux ou trois heures s’écoulèrent, dans cette sorte d’insouciance, de bien-être passif. Le moteur du bus qui ronronnait, sa façon d’épouser les routes, de faire

se succéder l’un après l’autre des paysages éphémères et riants, bucoliques à souhait. Les montées, les descentes, les carrefours, les méandres, les villages

dormants tels des serpents lovés… les hameaux dont nous frôlaient les pétales de géranium accrochés aux fenêtres.

Je me laissai fasciner par l’errance, par ce nomadisme qui avait incontestablement quelque chose d’aérien. J’y puisai l’idée que, finalement, le monde n’est qu’un réseau serré d’encastrements, de sas de communication, de labyrinthes.

Toutefois, au bout de ces quelques trois heures, une brusque inquiétude me traversa : pourquoi, depuis tout ce temps, n’étais-je pas encore arrivée à Paris ?

Je me remémorai soudain mon but premier : bouffée de panique. Du même coup, je m’avisai que mon corps s’était plutôt salement ankylosé. Prenant conscience qu’il était complètement avachi sur le siège, je me redressai, dans une manière de sursaut motivé par l’angoisse. J’en profitai pour scruter l’horizon, dans l’espoir de repérer quelque silhouettage de tours de verre et métal qui eût annoncé la proche présence de la capitale.

Mais rien de rien à l’horizon. Pas même le cylindre d’une cheminée d’usine pour chatouiller le ciel. Où que je me tourne, rien que d’aimable prés verts, ou des champs bruns, ou encore des forêts aux lignes basses et sombres.

Mon inquiétude augmenta : que n’avais-je pris l’élémentaire peine de m’assurer, en montant, que ce bus menait bien à Paris !

Je m’en voulus terriblement de mon étourderie, de mon inconséquence.

A présent, je ne ressentais plus aucun confort, aucun bien-être. Ils avaient été remplacés par un sentiment d’affolement, d’urgence.

Je tournai mon visage vers une voisine, assise un peu plus loin. Elle tricotait tranquillement, comme si de rien n’était.

-Madame…s’il vous plait (Elle leva les yeux) ce bus…il mène bien à Paris ?

Elle hocha la tête en signe de dénégation : « je n’en sais rien . Et de toute façon, cela m’est complètement égal. Peut-être trouverez-vous plus de précisions

auprès des autres personnes ».

Je suivis son conseil et me levai derechef : je me sentais rouillée de partout. Ce fut avec lenteur que je redescendis la travée centrale, en prenant bien soin de

m’accrocher aux barres verticales glaciales, pour ne pas m’étaler par terre. Je me penchai vers une autre passagère assise : une dame flanquée d’un gosse.

Elle haussa les épaules, un peu comme l’avait fait le chauffeur quelques heures auparavant.

-Vous me demandez ça, à moi ? Qu’est-ce que j’en sais ? Ce bus va-t-il seulement quelque part ?

Alors là, je commençai à être franchement alarmée, et je le fus de plus en plus tandis que je faisais le tour des passagers, l’un après l’autre. La plupart se montrèrent fuyants, assez peu coopératifs. Certains, même, m’opposaient une indifférence sans réaction. On eut dit des statues aux yeux plongés dans la lumière des vitres. Pourquoi étaient-ils – quand ils voulaient bien me parler, me répondre – si vagues ?

Je ne sus bientôt plus vers qui me tourner. Il restait le chauffeur.

Ce dernier, imperturbable, continuait à manœuvrer son énorme volant avec d’amples gestes placides.

Je remontai vers lui. Il ne daigna pas m’accorder un regard. Ma voix retentit :

-S’il vous plait…ce bus s’arrête-t il à Paris ?

Il grogna, visiblement à contre-cœur :

-A Paris ? Non ! Je ne crois pas qu’il s’y arrête. Je peux même dire qu’aujourd’hui, il n’a pas envie de s’y arrêter.

Je crus un instant avoir mal compris, tant j’étais atterrée, sonnée.

-Co…comment ça ? articulai-je. Mais…il faut que je regagne la capitale.

Il leva vers moi son regard lourd de bovin de mauvaise humeur :

-Tant pis pour vous. Zauriez dû attendre le bus suivant. C’est tout ! Faut toujours que les Parisiens se précipitent sans réfléchir !

J’en convins. Il n’avait pas tort. Du coup, je me mordis la lèvre. Mon cœur battait à tout rompre. Je m’accrochai à une idée qui fusa en moi :

-Le prochain arrêt, monsieur, c’est quand, où, le prochain arrêt ?

Que n’avais-je pas proféré là ! Il me toisa de nouveau, avec une condescendance teintée de colère :

-Vous rigolez ?! Ou vous n’avez pas encore compris, ma parole ?! Ce bus, figurez-vous qu’il ne s’arrête pas. Il roule, c’est tout. Cela fait dix huit ans qu’il roule de la sorte. SANS S’ARRETER ! Tenez….le gosse que vous voyez là derrière…il est né dans le bus !

Ce n’était pas possible. Je ne pouvais en croire mes oreilles. Que me chantait cet olibrius ? Etait-il devenu dément ?

-Mais enfin…tout de même…vous vous êtes bien arrêté pour me prendre, tout à l’heure ?!

Il me gratifia d’une œillade d’exaspération, presque terrible :

-Figurez-vous que ce bus aime ramasser, mais pas faire descendre. S’il s’arrête, c’est pour vous prendre à son bord. Jamais pour vous faire sortir !

-Quoi ? Vous voulez dire que ce bus nous retient prisonniers ?

Cette idée m’était, on se le représente bien, intolérable. Dans un réflexe subit de folie panique, je ne trouvai rien de mieux à faire que de jeter ma jambe sous le

volant et d’écraser la pédale du frein. Le choc fut brutal. Nos fumes tous projetés en avant. Encore plus sonnée, je me remis à grand peine sur mes deux

jambes. Je me penchai ensuite sur le chauffeur : il était étourdi, mais, affalé sur son volant, il n’en respirait pas moins tout à fait normalement. Bien. Fort bien.

J’enfonçai rageusement mon index dans le gros bouton de caoutchouc rouge qui commande l’ouverture des portes. Dans mon optimisme, j’étais persuadée

qu’elles allaient s’écarter. Il n’en fut rien. J’eus beau appuyer, appuyer encore et encore… je m’échinai tant et plus, mais pour des prunes : ça ne s’ouvrait pas.

De guerre lasse, encore une fois mue par l’affolement, je me jetai absurdement contre la porte, tel un oiseau captif contre une vitre. Là encore, ce fut totalement

en pure perte : il n’y avait rien à faire. Inébranlable, la porte m’opposait une résistance à toute épreuve. Au moment où, vidée de mes forces, je m’affalai contre ses battants, le corps du chauffeur bougea et, lentement, il s’extrayit de son inconscience. Reprenant ses esprits peu à peu – mais assez vite – il m’avisa et je vis un rire muet secouer l’ensemble de sa carcasse.

-Ce n’était vraiment pas la peine ! me lança-t-il, avec, dans sa voix, une étrange et irritante inflexion guillerette.

Il se redressa, s’ébroua et se frotta les mains un court instant, à la suite de quoi un grondement explosa, ébranlant le silence. Une vibration se remit à vriller le sol de l’engin. L’instant d’après, le véhicule s’élança de nouveau sur la route.

Un regard circulaire m’apprit que les passagers, tous totalement indemnes, avaient repris leur position sur les sièges, de même que leur regard inexpressif et perdu dans les vitres.

Patricia Laranco.


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