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Publication des conclusions Guyomar sur le revirement sur l’accès effectif aux soins pour les étrangers malades (CE, Sect. 7 avril 2010, Jabnoun et Bialy)

Publié le 21 avril 2010 par Combatsdh

Mattias Guyomar, rapporteur public au Conseil d’Etat, a autorisé Combats pour les droits de l’homme à publier les conclusions qu’il a prononcées sur les affaires ministres de l’Intérieur c/ Jabnoun et ministre de l’Immigration c. Bialy (CE, Sect. 7 avril 2010).

Suivant son rapporteur public, dans ces affaires, la Section du Conseil d’Etat procède à un revirement de jurisprudence en reconnaissant que, dans l’appréciation de la nature et de la gravité des risques qu’entraînerait un défaut de prise en charge médicale en cas de retour, un étranger malade peut se prévaloir du fait qu’il ne pourrait bénéficier effectivement de soins dans le pays d’origine ou de renvoi, compte tenu de leur inaccessibilité socio-économique ou de circonstances exceptionnelles liées à sa situation personnelle (voir S. Slama, “Etrangers malades : prise en compte des possibilités socio-économiques d’accès effectif aux traitements dans le pays (CE, Sect., 7 avril 2010, ministre de l’Intérieur c/ M. Jabnoun et M3I c/ Mme D. épouse K.)”, CPDH 08 avril 2010 et “Etrangers malades: des conclusions sur la possibilité économique d’accéder aux soins dans le pays d’origine (concl. Guyomar), CPDH, 19 mars 2010).

Les conclusions GUYOMAR

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(NB: ces conclusions ne peuvent faire l’objet d’une autre publication sans l’accord de Mattias Guyomar qui conserve l’intégralité de ses droits d’auteur)

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Le rapporteur public dresse un véritable modus operandi du traitement des demandes de titre de séjour pour raisons médicales ou des décisions d’éloignement des étrangers malades:

“Reste à précisément indiquer à l’administration le mode d’emploi du dispositif qui comporte désormais trois étages. Les deux premiers existant déjà, nous nous attarderons sur le troisième qui soulève d’inédites questions juridiques et pratiques. Vous devez en effet veiller à ce qu’une solution qui confère à la loi sa pleine portée ne place pas les services administratifs dans une situation ingérable.

Reprenons le déroulement de la procédure à suivre.

Lorsqu’elle envisage l’éloignement d’un étranger du territoire national ou lorsqu’elle envisage de refuser la délivrance d’un titre de séjour à un étranger qui en fait la demande au titre des dispositions du 11° de l’article L. 313-11, il appartient à l’autorité administrative, de vérifier, au vu de l’avis émis par le médecin mentionné à l’article R. 313-22 du CESEDA, que cette décision ne peut avoir de conséquences d’une exceptionnelle gravité sur l’état de santé de l’intéressé et, en particulier, d’apprécier, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, la nature et la gravité des risques qu’entraînerait un défaut de prise en charge médicale dans le pays où l’étranger dont il est originaire. C’est le premier étage du dispositif. Lorsque le défaut de prise en charge risque d’avoir des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur la santé de l’intéressé, l’autorité administrative ne peut légalement décider son éloignement ou lui refuser le titre de séjour sollicité que s’il existe des possibilités de traitement approprié de l’affection en cause dans son pays d’origine. C’est jusqu’à aujourd’hui le second étage du dispositif. Ce ne sera, à compter de vos décisions, que le deuxième. Au cas où de telles possibilités existent mais que l’étranger fait valoir des éléments relatifs soit à la situation générale de son pays soit à sa situation personnelle de nature à l’empêcher d’accéder effectivement au traitement en cause, nous pensons en effet nécessaire d’y ajouter un troisième étage. Dans cette hypothèse, vous jugerez en effet qu’il appartient à cette même autorité, au vu de ces éléments et de l’ensemble des informations dont elle dispose d’apprécier si l’intéressé peut ou non bénéficier effectivement d’un traitement approprié dans son pays d’origine.
Deux précisions s’imposent. La première tient au caractère non systématique de cette dernière vérification. En principe, l’existence d’une offre de soins dans le pays d’origine continuera de suffire à considérer que la condition légale est remplie. Ce n’est qu’à l’initiative de l’étranger que l’administration sera tenue d’ajouter à l’examen de la disponibilité théorique du traitement celui de son accessibilité concrète. C’est au demandeur de faire valoir les éléments qui, selon lui, seraient de nature à faire obstacle à ce qu’il puisse recevoir effectivement les soins dont il a besoin. Et c’est au vu de ces éléments qu’il devra confronter à d’autres sources d’information que le préfet devra apprécier si la condition d’effectivité est ou non remplie. La seconde précision que nous croyons nécessaire d’apporter concerne l’autorité à qui incombera ce nouvel examen. Par la nature des questions qu’il conduit à trancher qui ne sont pas d’ordre médical, il relève du préfet et non du médecin inspecteur. Se pose dès lors la question du respect du secret médical. Mais en réalité, elle est résolue dans la mesure où ce n’est qu’à la demande de l’étranger et à partir des éléments qu’il aura fournis pour étayer ses allégations que la question de l’accessibilité sera examinée. De la même manière, le secret médical sera nécessairement levé par l’intéressé en cas de recours contentieux comportant un tel moyen.

Nous ne minorons pas pour autant pour l’autorité administrative, ainsi que, le cas échéant, pour le juge, la difficulté consistant à devoir porter des appréciations par nature hypothétiques. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas d’une nature fondamentalement différente de celles que suscite déjà la nécessaire et systématique appréciation de la disponibilité de l’offre de soins. Se posent, d’une part, la question de la détermination des critères à retenir et, d’autre part, celle des sources d’information à la disposition de l’administration comme du juge.

S’agissant des critères à prendre en compte pour apprécier la faculté, pour un étranger, d’accéder concrètement aux soins requis, doivent être principalement retenus ceux relatifs aux coûts du traitement, aux ressources de l’étranger et à la couverture sociale à laquelle il peut le cas échéant prétendre. Nous ne croyons pas en revanche que le critère de la distance entre la région ou la ville dont l’étranger est originaire ou dans laquelle il a vocation à vivre après son retour et les structures médicales appropriées soit opérant. S’agissant de l’accès aux soins, nous savons bien que la carte sanitaire et la répartition territoriale de l’offre de médicaments remplissent un rôle important, en particulier dans des pays où les moyens de transport et l’état des réseaux ne permettent pas de se déplacer aisément. Mais vous iriez, à notre sens, au-delà de la protection voulue par le législateur en subordonnant la légalité d’une mesure d’éloignement ou d’un refus de séjour à l’existence, au lieu futur de résidence -qui n’est, au demeurant, pas nécessairement prédéterminé au moment où l’autorité préfectorale doit se livrer à cet examen, ou dans sa proche périphérie des structures requises pour le suivi du traitement approprié. En revanche, le caractère effectif du bénéfice d’un tel examen suppose bien pour le malade soit la capacité d’en supporter la charge financière soit d’en être dispensé, la France devant assurer à son égard une protection subsidiaire non seulement de nature médicale mais aussi, le cas échéant, de nature sociale-nous reviendrons sur ce point. Nous vous invitons donc à retenir une approche financière de la condition d’accessibilité et d’écarter les dimensions géographique et socio-familiale de la question.

S’agissant des sources d’information, on retrouve les mêmes difficultés qu’en matière de disponibilité des soins. Mais, contrairement à cette question qui doit être examinée d’office par le médecin inspecteur, l’accessibilité aux soins ne sera appréciée qu’à l’initiative de l’étranger et à partir des éléments avancés par celui-ci. C’est donc à ce dernier qu’il incombe de faire valoir qu’il ne sera pas en mesure de prendre en charge le traitement requis. Il appartiendra à l’administration de se fonder également sur tout autre document. S’agissant du coût des traitements, le préfet pourra utilement se tourner vers le médecin inspecteur qui dispose déjà, dans la plupart des cas, des informations nécessaires. Quant à l’existence d’un système de protection sociale, il faut reconnaître que, dans l’attente d’un nécessaire complément des « fiches pays » sur ce point, il reviendra à l’administration de se procurer, par tous moyens possibles, les éléments pertinents. Nous portons à votre connaissance que l’Union européenne a mis au point, dans le cadre du projet « Information sur les pays de retour”, des fiches pays fort bien documentées, ayant vocation à être régulièrement actualisées, qui comportent un état de la situation détaillé sur les services de santé, le coût des soins et les systèmes sociaux et de santé. Sur ces questions, le juge partira, pour sa part, du débat contentieux et des pièces du dossier qu‘il pourra abonder, le cas échéant, grâce à des mesures supplémentaires d’instruction. Fort de son pouvoir inquisitorial, il forgera sa conviction au vu de l’ensemble de ces éléments. Prévaudront les modalités habituelles de l’administration de la preuve telles que les rappelle, en matière de séjour des étrangers, votre avis contentieux M. Silidor (26 novembre 2008 au recueil) : « Il incombe à l’administration, en cas de contestation sur la durée du séjour d’un citoyen de l’Union européenne dont elle a décidé l’éloignement, de faire valoir les éléments sur lesquels elle se fonde pour considérer qu’il ne remplit plus les conditions pour séjourner en France. Il appartient à l’étranger qui demande l’annulation de cette décision d’apporter tout élément de nature à en contester le bien-fondé, selon les modalités habituelles de l’administration de la preuve ». S’agissant de la disponibilité théorique de l’offre de soins, c’est à l’administration qu’il appartient de fournir au juge tous éléments permettant d’établir qu’elle est avérée, l’étranger pouvant ensuite contester ce fait, par tous moyens. En revanche, s’agissant de l’accessibilité concrète aux soins, ce sera à l’étranger de justifier, devant le juge, qu’il n’est pas en mesure de bénéficier effectivement du traitement requis, l’administration pouvant ensuite, dans le jeu normal du débat contradictoire, fournir tous éléments de nature à contester ces allégations.

Mais nous appelons l’attention du gouvernement sur la nécessité, pour ses propres services, de mettre en place, dans les meilleurs délais, une base de données fiables et actualisées, qui soit accessible à tous. Dans ses écritures devant vous, le ministre chargé de l’immigration admet la possibilité d’exploiter les informations des fiches européennes dans la perspective de la création d’une telle base de données.”

Avant de prononcer des conclusions sur ces affaires, le rapporteur public avait rencontré des médecins inspecteurs de la santé publique et des agents de préfectures afin de mesurer l’impact et la viabilité d’un revirement de jurisprudence. On ressent cette préoccupation à plusieurs moments dans les conclusions notamment dans ce passage

“Vous pourriez craindre que notre solution fasse peser sur notre pays une charge trop lourde, pour reprendre les termes de la Cour de Strasbourg. Nous ne le pensons pas.

La prise en compte de l’accès non seulement théorique mais aussi effectif aux traitements appropriés élargira certainement le spectre des étrangers bénéficiant de la protection voulue par le législateur. Mais, en termes statistiques, les effets de cette évolution seront limités. Le nombre d’étrangers bénéficiaires d’une carte de séjour en qualité de malade s’élève, si l’on comptabilise les cartes de séjour temporaires « vie privée et familiale » et les certificats de résidence délivrés, pour ce motif, aux ressortissants algériens à environ 19 000 en 2007 et près de 20 000 en 2008. Le nombre d’avis rendus par les médecins inspecteurs (sur une première demande ou un renouvellement) tourne autour de 40 000 par an, en 2007 comme en 2008. La proportion des avis négatifs est inférieur à un tiers : 31,4 % en 2007 et 26,5 % en 2008. Compte tenu des effectifs susceptibles d’être concernés -sur la fraction des avis négatifs qui se fondent sur la disponibilité de l’offre de soins, une part pourrait déboucher sur la délivrance d’un titre de séjour en raison d’un défaut d’accessibilité, l’impact de votre évolution de jurisprudence sera, en tout état de cause, faible. Ajoutons qu’en termes de dépenses supportées par le système social français, les conséquences seraient négligeables au regard de celles engendrées par l’aide médicale d’Etat dont l’article L. 251-1 du code de l’action sociale et des familles ouvre le droit, sous condition de ressources, à tout étranger résidant en France de manière ininterrompue depuis plus de trois mois sans condition de régularité de séjour.

Enfin, compte tenu des termes mêmes de la loi, l’augmentation des étrangers protégés sera limitée. Rappelons, en premier lieu, que ne sont concernés que les étrangers qui résident « habituellement » en France. Il est vrai que l’article R. 313-22 du CESEDA prévoit la possibilité de délivrer, dans ce cas, une autorisation provisoire de séjour à l’étranger qui ne remplit pas la condition de résidence habituelle -environ 8500 ont été délivrés à ce titre en 2007 et 2008. Mais cette simple faculté -il ne s’agit aucunement d’un cas de délivrance de plein droit- n’est pas de nature à créer le risque d’une immigration médicale. En second lieu, la protection ne joue que lorsque le défaut de traitement est susceptible d’entraîner « des conséquences d’une exceptionnelle gravité ». Or, cette dernière condition (voyez sur ce point l’avis de l’Assemblée générale en date du 22 août 1996 qui reprend votre jurisprudence Assemblée 29 juin 1990 Préfet du Doubs c/ Olmos Quintero et Imambaccus p.190) constitue un verrou à l’entrée dans le dispositif à trois étages que nous préconisons dans la mesure où son examen précède nécessairement celui de l’accès effectif aux soins.

Il n’en est pas moins vrai que le revirement de jurisprudence que nous appelons de nos vœux modifiera notablement le modus operandi de l’administration et alourdira, en l’approfondissant, le contrôle du juge. A terme, l’examen de la question de l’accessibilité aux soins sera effectué, si elle est posée par l’étranger malade, par l’autorité préfectorale. Mais il est vrai que, s’agissant du stock des litiges pendant, la reconnaissance du caractère opérant du moyen conduira l’administration à devoir se défendre, devant le juge, à propos d’une question qu’elle ne s’était pas posée, en prenant la décision attaquée. Cette conséquence imparable du caractère objectif du contentieux de la légalité n’entraînera toutefois pas automatiquement l’annulation du refus de séjour ou de la mesure d’éloignement, compte tenu des caractéristiques du contrôle juridictionnel qui doit, selon nous, être exercé sur ce point.”

Notre critique principale sur ces remarquables conclusions porte sur le fait que l’étranger doit non seulement prendre l’initiative d’alléguer de l’absence d’offre de soins disponible dans le pays d’origine ou de renvoi mais il doit en apporter aussi la preuve et à cette occasion lever le secret médical devant les agents de préfecture. La préfecture décide au regard de l’ensemble des éléments à sa disposition, en consultant éventuellement le médecin inspecteur (alors que pour respecter le secret médical il devrait revenir à ce seul médecin d’apprécier, au regard des fiches pays, l’absence d’accessibilité effective aux soins alléguée par le requérant dans sa demande).

 ” La détermination de l’offre de soins disponible dans le pays d’origine de l’étranger malade est une opération plus délicate, en l’absence d’un véritable corpus de données fiables et actualisées à la disposition des médecins inspecteurs. Un outil d’aide à la décision a toutefois été mis en place par le ministère chargé de l’immigration. A partir d’une enquête effectuée auprès d’une trentaine de chancelleries diplomatiques françaises, un répertoire de « fiches pays » a été réalisé depuis mars 2007 qui est accessible en ligne. Ces fiches indiquent, pour chacune des principales pathologies, l’offre de soins existante dans le pays (médicaments, analyses biologiques, plateaux techniques). Cette offre est évaluée, dans toute la mesure du possible, quantitativement (disponibilité des médicaments, nombre de lits d’hôpitaux disponibles …) et qualitativement (s’agissant du caractère approprié du traitement disponible à la pathologie en cause). Mais il résulte de l’instruction que les médecins inspecteurs ne recourent pas exclusivement à ces fiches pays. Ils peuvent tenir compte de tous autres documents, éventuellement fournis par l’étranger lui-même, ou encore recueillis de leur propre initiative, notamment sur internet ou auprès de contacts étrangers.

Sur ce point aussi, l’autorité préfectorale s’en remet, en principe, à l’avis du médecin inspecteur hormis les cas où l’étranger revient vers elle en levant, à son égard, le secret médical. Dans ce dernier cas, comme dans l’hypothèse d’un recours contentieux, la question est appréciée au vu de l’ensemble des pièces du dossier, y compris les attestations et certificats médicaux produits par l’étranger lui-même.”

Les conclusions de M. Guyomar sur l’affaire Perreux avaient déjà connu un retentissement important notamment par leur publication sur le blog de Jean Quatremer (Le Conseil d’État enterre enfin Cohn-Bendit”, Coulisses de Bruxelles, 8 novembre 2009. Conclusions en PDF).

Nous remercions sincèrement Mattias Guyomar de permettre l’accessibilité de telles conclusions au plus grand nombre, ce qui est un gage de meilleure compréhension et application de ce revirement de jurisprudence par les praticiens du droit (associatifs, avocats, médecins inspecteurs…).


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