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Néant vivant : Sukkwan Island

Publié le 24 avril 2010 par Tudry

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Néant vivant : Sukkwan  Island
Un livre se fait lui-même

Tout d'abord, disons le tout net : comme il y a de farfelus, et néanmoins singuliers agités, qui pourfendent la publicité et saccagent les affiches d'icelle, nous aurions bien besoin d'un groupe d'action qui s'en prennent sauvagement, avec toute la hargne requise, aux bandeaux que d'aucuns s'évertuent à coller sur les livres ! Car enfin, quel lecteur un tant soit peu sérieux, disons en tout cas suffisamment " en amour " avec cette paradoxale activité qu'est la lecture, a vraiment envie d'avoir l'avis de RTL ou de Télérama vulgairement accroché sur un livre ? La couverture d'un livre ne devrait-elle pas être un " espace protégé ", de nos jours qui aiment tant la préservation, pourquoi ne pas préserver cet authentique mystère, cette secrète stratégie, cet appât qui mène droit dans le piège des pages imprimées ?

Un titre, un nom d'auteur... et débrouilles toi, travailles un peu par toi-même lecteur ! Y-a-t-il une poésie particulière dans ce titre, un mystère, un appel ? Le nom de l'écrivain évoque-t-il un souvenir, une sensation, agréable, désagréable ? Quelque chose se soulève-t-il en toi, un désir, une crainte, un frisson, une voix, de l'obscur, du lumineux, du curieux ? Tu veux creuser ou déchirer, tu ressens un dégout, un attrait et tout ceci reste impénétrable ? Quoi ? Bon sang... !

Pour en savoir un peu plus (puisqu'il existe encore des curieux invétérés, mais aussi d'indécrottables pleutres) nous avons déjà inventé la, quasi-infamante, quatrième de couverture (défloration, sous cape, qui n'en est pas vraiment une), alors pourquoi, grand Dieu, pourquoi nous infliger encore ces slogans ronflants ou ridicules, ces " attrapes-lecteurs "... pourquoi surimposer à la stratégie de l'écriture, du style, ce stratagème de communication " à destination des lecteurs de plus en plus volatiles " ?

Pourquoi ? La question demeurera en suspens, ainsi que la colère... Mais il n'y a pas besoin d'un bandeau. La couverture c'est la face d'un livre, c'est au condamné à mort qu'on pose un bandeau sur les yeux !

Création, destruction : la double spirale du roman

Et quand bien même il est question de mort dans ce premier roman de David Vann, c'est de la vie même, dans ce qu'elle contient de plus extrême, que nous parle ce livre. Extrême solitude de l'homme extrêmement lucide. Lucidité glaçante sur la vacuité de ce monde, un monde évidé, vidé de tout appel divin, un monde qui pousse à un désir inlassable, inaltérable, un désir compulsif pour remplir le vide de ce monde abandonné à lui-même, qui n'est plus que " nature ". Extrême solitude de l'homme extrêmement lucide dans son hébétement même...

" Ainsi commence ton éducation à domicile. Le monde était à l'origine un vaste champ et la Terre était plate. Les animaux de toutes espèces arpentaient cette prairie et n'avaient pas de noms [...] Puis l'homme est arrivé, il avançait courbé aux confins du monde, poilus, imbécile et faible, et il s'est multiplié, il est devenu si envahissant, si tordu et meurtrier à force d'attendre que la Terre s'est mise à se déformer. Ses extrémités se sont recourbées lentement, hommes, femmes et enfants luttaient pour rester sur la planète, s'agrippant à la fourrure du voisin et escaladant le dos des autres jusqu'à ce que l'humain se retrouve nu, frigorifié et assassin, suspendu aux limites du monde. " (Sukkwan Island, p.11)

Jusqu'à la conséquence extrême de cette solitude dévorante. Cette solitude qui enferme l'homme alors même qu'il ne vit que pour désirer les autres, être entouré; mais toujours, et uniquement, pour lui-même, pour nourrir son désir. Désir qui se révèle aussi vide que le vide qui pousse à vouloir le combler, " comme si la création du monde menait invariablement vers le Gros Plantage. " (p. 91)

Désir qui pousse aussi à vouloir en sortir, parfois, lorsque l'obsession est " démasquée ". Alors, l'homme veut redevenir " vrai ", il croit que " sortir " du monde, vivre au naturel, renouer avec ses " proches " (qui ne sont guère plus que des objets insolites) va tout remettre à l'endroit...

" ...il avait l'impression d'être le seul homme sur Terre, sorti pour observer le monde. Il songeait à cela en continuant son chemin d'un pas félin, sautant d'un rocher à l'autre, aspirant à cette simplicité et à cette innocence. Il aurait voulu ne pas être celui qu'il était, ne jamais trouver personne. S'il trouvait quelqu'un, il faudrait lui raconter son histoire qui, il devait bien l'admettre, semblerait terrible. " (p. 138)

Et si il n'y avait rien à remettre en ordre finalement ? Si l'objectif terminal c'était précisément plus de vide encore, un vide plus douloureux, plus aigu ? Si l'objectif c'était, finalement, après le passage à travers un chaos terriblement douloureux de sensations, la sensation définitive de la souffrance solitaire, la dévastation intérieure ?

" ... c'était comme si Jim ne pouvait pas être Jim parce que cette pensée était trop petite... " (p. 186)

James Edwin Fenn, Jim, à construit lui-même le piège qui allait révéler cet effrayant vide ontologique, il a préparé le stratagème de ce qu'il croyait être son salut, aveuglément il a bâti, sans le savoir, dans son ignorance impitoyablement égoïste, l'autel du sacrifice le plus atroce ! Au coeur de son dispositif son fils, Roy, treize ans...

" Roy était venu pour le sauver; il était venu parce qu'il craignait que son père ne se suicide. Mais Roy n'avait éprouvé aucun intérêt pour cet endroit, aucun intérêt pour ce retour à la terre. " (p. 139)

L'écriture ramassée de David Vann, ses phrases courtes, sèches, le style détaché et comme lointain, de plus en plus lointain, fait merveille pour évoquer cet effritement, ce lent mais inaltérable processus de décomposition intérieure. Les dialogues sont insérés dans la continuité du texte, on ne s'échappe presque jamais de ce regard intérieur de l'homme qui scrute son propre détachement. Au coeur même de la plus déchirante tragédie, le père reste détaché de sa réalité, les prises lâchent les unes après les autres, il avait voulu réinstaurer une emprise sur le réel, sur sa vie réelle, il reste constamment tourné vers lui, comme totalement figé, bloqué sur ses pensées, ses échecs, ses ratages, s'auto-hypnotisant avec ses propres suggestions, ses propres désirs... Il voulait un autre avec lui pour n'être pas seul, pour que quelqu'un l'assiste et assiste à ce retour, à cette métamorphose qu'il voulait, mais pour lui-même et pour personne d'autre.

" Je suis un homme nouveau qui renaît de ses cendres. " (p. 97)

De ces mots ne sortira que le vide plus ténébreux encore, le " vieil homme " ne mourra que pour laisser place à un cadavre qui survivra comme une bête, seul avec ses mots qui n'en finissent plus de ne pouvoir rien dire et rien faire de neuf et de vrai... Bouclé sur lui-même, ne sortant pas de son soliloque intime et infusant, sans le voir, bien sûr, le dégout et la destruction en son fils. Incapable, car réellement subjugué par son propre néant, d'en finir autant que de se rédimer il impose, une fois de plus en totale inconscience, la terminaison fatale et logique à son propre enfant, nouvel Isaac mais sacrifié réellement sur l'autel du néant, absurde et tragique...

" Il n'y avait en lui qu'un espace battu par les vents, un grand vide. " (p. 189)

Aucune délivrance, nulle rédemption, juste le néant qui ouvre sur la bouche sombre et froide d'un autre néant...


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