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La presse d’opinion : l’intégrité est-elle soluble dans la publicité ?

Publié le 08 février 2010 par Luxyukiiste
La presse d’opinion : l’intégrité est-elle soluble dans la publicité ?

Je fais une licence d’Information/Communication. L’année dernière, dans le cadre d’un TD, j’ai réalisé un exposé sur le thème de la presse d’opinion. J’ai choisi de resserrer le sujet sur son financement et plus particulièrement celui de titres d’extrême-gauche et/ou écologistes. Comme je suis satisfait de mon travail et qu’il peut amener un débat, je vous en fais profiter ici. Le style est parfois relâché car je rédige toujours mes parties de cette façon pour qu’elles soient plus faciles à restituer en live à l’oral. Bonne lecture !

INTRODUCTION

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un journal d’opinion ? C’est simple, c’est un journal qui vous donnera une vision personnelle voire militante de l’actualité, en plus de présenter simplement les faits. Dans cet exposé, je vais parler de journaux d’opinion indépendants ou non et qu’on peut qualifier “de gauche”, mais en restant objectif, sans faire de pub pour telles ou telles idées.

En rentrant de vacances en Septembre dernier, je me rends en kiosque pour acheter un journal indépendant que j’aime bien, CQFD, sauf que cette fois, en plus de lire les habituelles histoires chocantes et scandaleuses qu’on y trouve, je tombe sur quelque chose d’encore plus inquiétant en dernière page :

Flûte, y’a plus de bières… Fin Août, nous débarquons dans les locaux du journal la tête pleine du souvenir du sable qui nous chatouille encore les arpions, nous ouvrons le frigo et… y’a plus de bières.

Ce qui se passe, c’est que CQFD n’a plus de sous, en tous cas plus assez pour continuer à faire leur journal sans publicité. Ce qu’il leur faut, c’est 2 000 nouveaux lecteurs d’ici Novembre, mais pas des ventes en kiosque transformées en abonnements, non, 2 000 nouveaux abonnements de gens qui n’ont jamais acheté le canard.

Alors qu’en Janvier 2005, le quotidien d’inspiration maoïste Libération acceptait les sous de l’homme d’affaire Edouard de Rotschild, cette affaire m’a rappelé à quel point l’argent est le plus grand problème de la presse d’opinion. Différentes options existent. Les voici.

LIBERATION : l’argent privé contre l’intégrité ?

Le premier numéro de Libération paraît le 18 Avril 1973. Journal fondé entre autres par Serge July etJean-Paul Sartre, il est accompagné d’un manifeste qui entendu lutter contre le journalisme couché,donner la parole au peuple et rester proche des luttes sociales. Sauf que certaines personnes reprochent à Serge July, qui devient seul directeur du journal en Mai 1974, d’avoir accompagné la dérive libérale du journal en y introduisant la publicité d’une part, en distribuant son capital un peu partout alors qu’il appartenait au départ aux journalistes, d’autre part, et en réduisant le côté critique du journal envers l’économie de marché. Un journaliste et sociologue qui s’appelle Pierre Rimbert a écrit un livre : Libération, de Sartre à Rotschild, dans lequel il expose cette thèse. Il explique comment on est passés d’un journal maoïste et d’extrême-gauche à un journal converti au libéralisme avec un vernis de gauche se fondant dans la masse. Pour lui la chute se situe le jour ou Edouard de Rotschild, riche homme d’affaire, entre dans le capital de Libé. Ce qu’on n’apprend pas dans ce livre, car il est paru avant que ça se produise, c’est qu’en Juin 2006, après de nombreux problèmes et protestations des journalistes contre la nouvelle direction, Rotschild annonce qu’il ne donnera ses sous que si Serge July et Louis Dreyfus, alors directeur général de Libé, quittent le journal. Forcément ça a créé un séisme. Si Pierre Rimbert avait attendu un peu pour sortir son livre je suis sur que cela aurait encore plus accrédité sa démonstration, qui est celle de l’ascension et de la chute d’un journal rebelle qui aurait du le rester.

Avant l’intro du livre, on trouve quatre citations de Serge July pas choisies par hasard, car en les lisant on voit qu’elles illustrent sa fuite vers le libéralisme economique et celle du journal :

1969 : Mai 68 a remis la révolution et la lutte des classes au centre de toute stratégie. Sans vouloir jouer au prophète, l’horizon 70 ou 72 de la France, c’est la révolution.

1981 : La vraie subversion, aujourd’hui, c’est l’information. C’est la seule idéologie qui m’intéresse désormais.

1986 : La rupture, c’est de s’affirmer libéral au sens du XVIIIème siècle.

2002 : Moi, je suis pour une économie libérale. Moi, je suis effectivemment pour la concurrence.

L’étape la plus significative de ce changement, c’est l’introduction de la publicité, le 16 Février 1982. On lit dans le livre :

Le morceau était de taille pour un journal dont le manifeste déclarait : Il n’y aura pas de publicité car les annonceurs, en finançant la presse, la dirigent et la censurent.

Et forcément, maintenant qu’il y a de la pub, il faut que les annonceurs savent à qui il s’adresse, il faut qu’ils sachent de quel type de personnes est constitué le lectorat de Libération. Et c’est là qu’on assiste à des choses assez cocasses, Pierre Rimbert l’explique dans le livre, ça commence par un supplément dédié aux annonceurs dans lequel il est écrit que la publicité dans Libération s’adresse avant tout à ceux qui font et défont les modes, 70 000 lecteurs de talent qui font l’opinion. Rimbert écrit que désormais, Libé revend ses lecteurs aux annonceurs, ce qui est évidemment en contradiction totale avec les intentions premières du journal. La société d’études marketing Sofres est donc chargée d’établir le profil type du lecteur de Libé. Il est jeune, actif, qualifié, instruit, aisé dans un foyer aisé qui lorsqu’il s’équipe, achète ou utilise, privilégie ses loisirs. Mais la suite est plus drôle et encore plus utile aux annonceurs car la Sofres établit que 54% possèdent un appareil photo à objectif interchangeable, que 30% sont équipés d’un briquet de 500F ou plus, 30% d’un stylo de 250FR ou plus, plus de 56% d’une chaine hi-fi de 3 000FR et plus, et même 1,3% d’un bateau à voile ou à moteur de plus de six mètres. Au final, ce qu’on voit là, selon l’exposé de Rimbert, c’est une sorte de trahison des lecteurs, transformés en marchandise pour les annonceurs privés qui étaient critiqués dans les colonnes du journal quelques années plus tôt.

L’HUMANITE et POLITIS : la publicité choisie

L’Humanité est un journal communiste fondé en 1904 par Jean Jaurès qui était socialiste à la base. C’est en 1920, lors du congrès de Tour de la SFIO, que les deux tiers des délégués votent l’adhésion à l’internationale communiste, ce qui transforme le journal en organe officiel du PC. Aujourd’hui, c’est officiellement plus le cas depuis 1999, même si les militants du parti continuent d’être actifs dans la création du journal. Il a le prix d’un quotidien national, comme Libé, 1€30. Et justement, en parlant de sous, c’est un journal qui connaît de grandes difficultés financières.

Entre autres choses, L’Humanité défend les services publics qui selon eux sont gage de solidarité et critique leur privatisation. C’est pour ça qu’en ouvrant le journal on trouve des pubs payées par des régions ou des entreprises publiques. Sauf que, en Octobre 2005, EDF lance une campagne de pub dans tous les journaux pour promouvoir sa privatisation, qui est critiquée au sein même des colonnes de L’Huma. Ca a surpris les lecteurs qui ont pas bien compris pourquoi le journal a accepté cette pub en pleine page et la direction a donc fait paraitre un communiqué, donc je vais citer de petits extraits :

La direction d’EDF lance à partir d’aujourd’hui une campagne de communication publicitaire dans toute la presse (…). L’Humanité, qui conteste avec la plus grande fermeté ce projet de privatisation, publiera, comme tous les journaux, ces pages de publicité.

Nous sommes engagés contre la privatisation, nous avons pris ces dernières semaines plusieurs initiatives rédactionnelles pour alerter. Que les choses soient claires : nous allons poursuivre.

D’autre part, qui dit débat citoyen dit débat pluraliste. L’existence de l’Humanité, cette affaire le montre encore, est une condition à ce pluralisme. À ce titre, nous bataillons en permanence contre les discriminations, notamment publicitaires, qui frappent les journaux d’opinion comme l’Humanité. Alors que la publicité est payée par tous, usagers ou consommateurs, elle finance la presse de manière très inégale. Nous combattons les pratiques qui consistent à écarter certains journaux du bénéfice de cette publicité en raison de leurs lignes rédactionnelles.

L’Huma critique donc ce qui était exactement la mise en bourse de 15% du capital d’EDF, et la manière dont le gouvernement communique sur ce projet. En même temps, ils considèrent que cette publicité fait partie du débat au même titre qu’un article, et précise que comme EDF a toujours pu s’exprimer dans le journal, ça devait toujours être le cas aujourd’hui. On voit que l’Huma, qui est en difficulté, ne s’oppose pas à la présence de la pub et aimerait au contraire que les annonceurs s’arrachent les pages du journal. Cependant, la rédaction assure que l’indépendance du journal est conservée, comme elle l’avait déjà assuré en 2001 quand une partie de son capital a été ouvert a l’industriel Lagardere.

Pour sortir de ses difficultés, L’Huma a lancé un appel au pluralisme, et a fait le pari de relancer l’hebdo L’Humanité Dimanche, qui parait maintenant le Jeudi, en permettant à ses lecteurs de devenir co-fondateurs du journal en prenant des parts dans l’association “Les co-fondateurs et co-fondatrices de HD – l’Humanité Dimanche”. On peut donner de 50 à 500 euros. Dans un article du 17 Avril 2006, le directeur du journal écrit qu’ils ont récolté 600 000€. Et maintenant en dernière page du journal il y a un encart qu’on ne peut pas rater, c’est ecrit “Urgence : L’avenir de L’Humanité est entre vos mains”. On peut faire un don au journal en renvoyant le formulaire. Cette souscription a été lancée alors que le journal espérait sortir de ses problèmes grâce à la vente de son ancien siège dans lequel ils s’étaient installés en 1989 pour 15 millions d’€, sauf qu’en Juillet 2008 la vente n’a finalement pas pu se faire. L’appel lancé en plein été a pourtant récolté 215 000€ en trois jours, mais c’est uniquement 10€ de la somme dont ils ont besoin, donc il y a encore du chemin.

Un autre exemple, bien qu’un peu différent, Politis, c’est en gros l’hebdomadaire porte-voix de l’altermondialisme et de la gauche antilibérale, vendu à 3€, et qui n’accepte volontairement que certaines publicités, comme celles d’associations comme Handicap International, ou de journaux ou livres qu’ils soutiennent. Ils prennent donc la publicité comme un élément informatif qui, s’il est bien géré et si son contenu est en accord avec les principes du journal, est tout à fait acceptable.

CQFD, Casseurs de Pub et Le Plan B : la pub ? plutôt mourir !

Le dernier type de journaux dont je vais parler ce sont ceux qui refusent catégoriquement la publicité. Je vous ai parlé de CQFD dans l’introduction, je vous livre les réponses aux trois questions que je leur ai posées parce qu’elles sont courtes mais claires :

* Comment est financé CQFD ?
UNIQUEMENT PAR SES VENTES (ABONNÉS ET KIOSQUES)
* Pourquoi pas de pub ?
PARCE QU ON VEUT PAS  DEPENDRE D ANNONCEUR, ET PUIS CA FAIT MOCHE
* En Septembre, vous avez lancé un appel pour trouver 2 000 nouveaux lecteurs. Y’a t’il de nouveau des bières dans le frigo de la rédac’ ?
OUI, CA VA UN PEU MIEUX

Voilà, donc ce journal créé en Avril 2003 été bimensuel avant de devenir mensuel, et il n’a été distribué dans les kiosques qu’au bout de quelques numéros. Il est vendu au prix de 2€ chaque mois et 3€ une ou deux fois par an pour les numéros de vacances. Il y a plusieurs formules d’abonnement, une à 17€ pour les petits budgets, une à 22€ pour les autres, sachant qu’on peut rajouter tous les sous qu’on veut pour les soutenir, et pour les détenus, il est gratuit. En plus du journal, ils font le pari d’éditer des livres avec les Editions Le Chien Rouge, en tentant de les vendre à des prix abordables comme 8€, 7€. On a donc une variété de tarifs qui sont la pour que le journal soit le plus accessible possible, et évidemment ça peut mettre en difficulté de faire l’effort de se rendre accessible, s’ils le vendaient au prix fort ils auraient surement plus de sous mais comme leur vision de l’information est une vision militante, ils considèrent que ça doit aussi se sentir dans le prix et dans leur indépendance.

Un autre journal sans pub c’est Le Plan B, 2€ tous les deux mois, qui est né après la fin de PLPL alias Pour Lire Pas Lu, journal de critique des médias créé à l’époque par le documentariste télé Pierre Carles, Pierre Rimbert l’auteur du livre sur Liberation et Serge Halimi, du Monde Diplomatique. PLPL s’est rendu célèbre par ses articles non-signés car souvent rédigés par plusieurs auteurs, par son style radical et par sa rubrique La laisse d’or, qui désignait a chaque numéro le journaliste selon eux le plus servile du mois. Le Plan B est né suite à un appel à souscriptions lancé dans un numéro spécial de son prédécesseur. On peut y lire un manifeste dont voici deux courts extraits :

Journal d’enquêtes sociales et de reportages, Le Plan B rend la parole à tous ceux que les journalistes ont voulu enterrer sous leur mépris.

Le Plan B est un journal indépendant, financé exclusivement par ses lecteurs ; son capital est réparti à parts égales entre ses fondateurs ; la publicité y est hors-la-loi.

Et pour finir il y a aussi La Decroissance, vendu 2€ tous les deux mois, journal dont je vous parle surtout car il est sorti par l’association Casseurs de Pub, qui est très critique par exemple vis-à-vis de l’introduction des marques dans les écoles, ou des affichages publicitaires omniprésents dans les villes, d’ailleurs ils soutiennent les opérations de déboulonnages de ces publicités quans elles sont placées illégalement, ce qui arrive. Cette association mène chaque année différentes campagnes, par exemple La journée sans achats, dont voici l’affiche de l’édition 2008, et la Rentrée sans marques, dont je vous montre l’affiche de 2001 parce que je l’aime bien. Ils sortent un dossier par an en plus des campagnes et du journal La Decroissance, et là encore on est dans le financement par les dons, achats et abonnements uniquement.

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