Takis Michas – Le 27 avril 2010. Il ne faudrait pas considérer la débâcle de l'État grec simplement comme le résultat de statistiques budgétaires frauduleuses ou de quelques années de dépenses effrénées. Elle signifie plutôt l'effondrement d'un modèle de développement économique qui, depuis sa création au 19ème siècle, a toujours placé la politique au-dessus des marchés.
Le principe central d'organisation de la société grecque a toujours été le clientélisme politique, un système dans lequel le soutien politique est fourni en échange d'avantages matériels. Dans ce contexte, le rôle de l'Etat en tant que principal fournisseur de prestations à divers groupes et individus devient primordial. Pour l’historien grec socialiste Kostas Vergopoulos, « la structure fondamentale de la Grèce n'a jamais été de la société civile, mais l'État. Depuis le milieu du 19ème siècle rien ne pouvait être fait en Grèce, sans nécessairement passer par la machine de l'Etat ».
Dans le monde anglo-saxon, l'État était principalement considéré comme le protecteur de certains droits Lockéens, en particulier le droit de propriété privée. Ce concept va de pair avec l'existence d'une classe dirigeante ayant des intérêts dans des grandes propriétés.
En Grèce, cependant, le groupe social qui prît la tête du pays après la libération du joug Ottoman, était constitué de notables locaux dont le pouvoir ne résidait pas dans leur propriété sur la terre, mais dans le fait qu'ils avaient été des collecteurs d'impôts pour leurs dirigeants ottomans. Ainsi, en Grèce, la classe dirigeante qui a émergé après l'indépendance voyait l'État non comme un instrument pour la protection des biens déjà existants, mais comme sa principale source de revenu.
Dans le même temps, le contrôle de l'appareil d'État est devenu le principal mécanisme pour la distribution des récompenses et des avantages matériels. Le plus important de ces avantages a été la mise à disposition d'emplois dans la fonction publique. À la fin des années 1880, la Grèce avait déjà l'une des bureaucraties d’État les plus importantes d'Europe: pour 10.000 habitants, il y avait 200 fonctionnaires en Belgique, 176 en France, 126 en Allemagne et 73 en Grande-Bretagne. En Grèce, leur nombre était de 214. Comme le français Arthur Gobinau l’avait observé à l'époque:
« En Grèce, toute une société semble fonctionner sur la devise que dans la mesure où seul l'État a de l'argent, il faut profiter de ce fait et travailler en tant que fonctionnaire. »
Beaucoup d'eau a évidemment coulé sous les ponts depuis ce temps-là. La Grèce a connu guerres, occupation, dictatures, révolutions, tremblements de terre etc. Pourtant, une chose est demeurée constante: le clientélisme politique comme doctrine première de la gouvernance.
Aujourd'hui, il existe trois types de prestations que l'Etat fournit aux divers groupes et individus clients. La première prestation, et la plus convoitée, est une sinécure dans la fonction publique. Environ un million de personnes, soit un actif grec sur quatre, sont employées par l'Etat. Plus de 80% des dépenses publiques va vers les salaires, traitements et pensions de ces travailleurs du secteur public.
La deuxième façon dont fonctionne le système d’avantages est par l'octroi de privilèges à divers groupes professionnels, comme les avocats, les notaires, les propriétaires de camions, de chargeuses sur les marchés, les pharmaciens, les opticiens, créant effectivement des professions fermées qui limitent la concurrence au profit des internes.
La troisième catégorie d’avantages sont les redevances imposées sur les opérations diverses au profit de groupes qui ne sont pas partie à la transaction. Par exemple, si vous démarrez une entreprise en Grèce, vous devez payer 1% du capital de départ à la caisse de retraite des avocats. Chaque fois que vous achetez un billet de bateau, 10% du prix va à la caisse de retraite des travailleurs du port. Si vous vendez des fournitures à l'armée, vous aurez à payer 4% de l'argent que vous recevez à la caisse de retraite des officiers de l'armée. Curieusement, des prélèvements sont parfois effectués au profit de groupes qui n'existent plus. Tel est le cas avec les éclaireurs sur l'île de Santorin. La profession de ces opérateurs de bateaux est depuis longtemps éteinte. Or, une partie du prix des billets des passagers des navires qui accostent au port de Santorin profite encore à l'association des éclaireurs (inexistante). Personne ne sait où va l'argent.
La conséquence de ces mécanismes, plus de 70% de la population grecque reçoit son revenu totalement ou partiellement de taxes ou de prélèvements. Cela implique des luttes acharnées pour la répartition des avantages - ce que les économistes appellent « la recherche de rentes ». Ainsi, une quantité considérable de ressources, qui pourraient être utilisés pour générer richesse et revenus, est perdue dans la lutte pour des tranches d'un gâteau économique qui va s'amenuisant.
Malheureusement, aucune étude économique ne s’est penchée sur combien d'argent est gaspillé dans la recherche de rentes. Mais nous pouvons nous faire une idée en regardant ce que les restrictions économiques coûtent en production perdue. Par exemple, certaines études universitaires suggèrent que si la Grèce ouvrait ses professions fermées son PIB augmenterait de 1%, et si elle éliminait les restrictions sur les différents marchés, elle augmenterait sa production de 2%. Si elle alignait les coûts bureaucratiques pour faire des affaires en Grèce avec le reste de l'Union européenne, cela entraînerait une augmentation de 3,5% du PIB.
Ces dernières années en particulier, la gauche soutient que le principal inconvénient du capitalisme est qu'il met soi-disant « les marchés au-dessus des gens ». C'est pourquoi elle estime que l'intervention politique est nécessaire pour apprivoiser les marchés et redonner aux gens la place qui leur revient en tant que « maîtres » et non « esclaves » du marché.
Le modèle grec offre la réalisation parfaite de cette vision. La Grèce a toujours placé les « gens », c'est-à-dire des « clients », au-dessus des marchés, avec les conséquences tragiques que nous voyons aujourd'hui.
M. Michas est journaliste à l’Eleftherotypia, un quotidien grec. Cet article est une traduction d’un article paru au Wall Street Journal, avec autorisation de l’auteur.