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L'assaut de "lau-delà"

Publié le 29 avril 2010 par Tudry

A propos de : Le Rire et le monde, de Iouri Mamleïev

PARMI LES VIVANTS CADAVRES

Amusant. Amusant, les faux hasards, les heureuses coïncidences, pas aussi amusant pour sûr que les plaisanteries en rafales de nos actuels comiques troupiers fonctionnarisés. « Troupiers » ? oui, car ils accompagnent, comme un cortège haïtien, de leur humour épais, la marche des masses de cadavres sur pieds composées de l'immense majorité des humains. Cadavres qui s'ignorent tout comme ils ignorent que le monde de chacun d'eux et que, majoritairement, ils « partagent », ce monde pourrait bien n'être, en définitive, qu'une image, projection inversée du Goulag, des Camps, du processus concentrationnaire, de ce camps qui est aussi le temple « fait de main d'hommes » où l'on adore, précisément, le dieu Hasard ! « Amusant », donc, ces « hasards » qui vous font découvrir ce que vous étiez prêt à entendre, amusant cet avancé par « bonds », par saut qui de textes en textes vous fait sauter des étapes, des stations, comme si le train connaissait par avance votre destination propre et s'ingéniait à vous faire passer par dessus certaines stations au lieu de vous laissez vous y appesantir. Stations que, consciemment, vous auriez aimé visiter sans doute, mais vous voici, curieusement, aiguillé vers une autre que, pour le coup, en toute conscience vous auriez voulu à tout prix éviter. Mais, voilà, arrivé là, le désir vous attrape et vous aiguillonne.

En France nous disposons, à ma connaissance, de trois romans et d'un recueil de nouvelles signés Youri Mamleiev.

En France il semble que l'auteur soit peu lu, assez peu commenté ... Hasard ?

Son oeuvre curieuse, ambiguë, monstrueuse, décalée, (ON dirait, avec un petit sourire entendu "baroque"), il semble assez difficile aux professionnels de la profession d'en « rendre compte », ou plutôt de « rendre des comptes » comme il le font habituellement tant leur professions se confond de plus en plus sûrement avec cette activité financière que l'on ose encore appeler « littérature » !

D'ailleurs il n'est que de lire les quatrième de couverture des traductions françaises ! Elles sont particulièrement « ésotériques ». On se demande si elles ne sont pas rédigées dans le but express d'orienter le lecteur dans sa lecture : « Délirant, drôlissime, absurde ... », en bref on va se taper sur les cuisses, histoire de ne pas voir et entendre l'abysse métaphysique que le livre expose, exsude à pleines pages ? Le lecteur français préfèrera voir dans l'absurde spirituel de Mamleïev une sorte de paroxystique Monty Python show « à la russe ». Et nos comiques troupiers, en fidèles horizons insurpassables de l'intelligence impertinente, en « grands timoniers » du libre-penser, boussoles infaillibles du libre-acheter , n'aurons pas trop de biles à se faire question concurrence étrangère.

Mais, Mamleïev n'est pas de ces littératueurs qui pensent qu'on peut faire mumuse avec l'énergie contenue dans le langage, avec l'énergie métaphysique que le langage « contient » dans tous les sens du terme et spécialement dans celui qui évoque une barrière protégeant d'un cataclysme terrible ! D'un cataclysme d'autant plus terrible qu'il n'aurait rien de ces catastrophes « naturelles », qui ne serait pas rationnalisable parce qu'appartenant à une autre dimension !

Non ! On ne fait pas mumuse avec cela pour le bon (?) plaisir du scribe ou du décodeur « vivant » à qui l'on s'adresse !

Jacques Ellul avait bien raison en affirmant qu'au final, notre moderne occidentalité avait totalement intégrée, admise, reprise l'idéologie scrofuleuse des « nationaux-socialistes » ! Idéologie reprise en creux, c'est-à-dire en se niant elle-même, en inversant certaines de ses options, la violence en pacifisme autoritaire, la terreur et la propagande en sur-législation et en communication hyper-soft , par exemple ! Ellul vit-il par contre que le même processus eut lieu, de façon inverse, avec l'idéologie communiste ?

Iouri Mamléïev, écrivain russe né en 1936 n'a pas pu, lui, manquer cette réalité. Publiant dès 1956, sa prose heurte immédiatement les autorités, « trop éloignée du réalisme socialiste » dit-on encore à l'heure actuelle, heure tellement encline encore à l'euphémisation. Trop éloignée du « réalisme rationaliste et scientiste » serait plus éloquent tant nous partageons, occidentaux enculturés, ce goût du réalisme et du naturalisme creux et sec. Les ouvrages de notre auteur auront donc le bonheur d'être publiés en samizdat jusqu'en 1974, date de son « exil volontaire » profitant d'une de ces brèches surréelles, comme seuls savent en pondre les totalitarismes, qui permettait, à la faveur d'une loi d'exception, aux dissidents de profiter, au même titre que les Juifs, d'un droit à l'émigration.

Dissidents politiques, bien sûr, mais aussi « dissidents de l'art », tous ceux qui pensaient autrement, tous ceux qui, en définitive osaient encore « penser plus loin et plus large ». Et puis, quand bien même il lui était impossible de publier « légalement », Mamleïev n'a pas « connu les camps » personnellement, c'est-à-dire physiquement (son père, lui, y décèdera).

VRILLE D'OUTRE-TOMBE

L'écriture de Mamleïev est une vrille qui ouvre une brèche dans la grotesque perception contemporaine de la mort, de l'au-delà, de l'outre-tombe ! Aucun réalisme, en effet, ni socialiste, ni « social-démocrate » pleurnichard ! Aucun réalisme s'il ne débouche sur le transcendant, mais un transcendant terrible, horrifique, terrifique ! D'autant plus effroyable que son point d'appui se loge dans un quotidien non pas « réaliste-naturaliste » mais vil, sale, effroyablement « populaire » ! En fait de quotidien on y trouve des scènes de manger et de boire, de boire surtout, souvent, et encore et encore ... Les personnages de ces histoires sont-ils seulement sobres ? Une fois, au moins, réellement ? Difficile à dire ! Ce sont, en définitive, des contemplatifs, mêmes les tueurs sadiques, sanguinaires, même les affreux, déviants, pervers ... Ils contemplent tout autant qu'ils sont contemplés, par l'abîme ! L'abîme métaphysique qu'ils veulent tous, à leur manière habiller et dévêtir d'oripeaux divers et variés mais toujours absolument terrifiants ou, à tout le moins, fort dérangeants !

Le « grotesque contemporain », voilà donc le genre dont Mamleiev serait l'un des maîtres ! Voilà où je ne m'attendais pas à être attiré. Soit, à la suite de Gogol et de quelques autres, ben voyons ! Imagine-t-on le même « grotesque », soit disant « désopilant » ici, en Europe de l'Ouest ? Non ! Ah !

Nous voici rassurés. L'auteur dresse, bien sûr, derrière ces personnages déboussolés l'image d'une Russie « qui ne sait plus qui elle est ni où elle va ». Ben tiens !

Et la façon dont Mamleïev traite la durée, le temps, le Monde ça ne serait pas typiquement russe ? Oui, on pourrait le dire si on acceptait de voir un peu plus loin que le bout de son nez, beaucoup plus loin si on ne refusait pas, par ici, toute expression de réalité à la méta-histoire !

En Russie le passé creuse le présent et le dépasse en le projetant vers un futur (un futur pas un a-venir) qui absorbe tous les passés; leur expansion conjointe autant que disjointe ajoutant encore à la vitesse des « événements » ! Il y se dégage, dans les romans de Mamleïev, la volonté d'individus regroupés à avancer vers les lointains métaphysiques et méta-historiques qui n'est pas sans rappeler les lignes d'Abellio sur la caste européenne des prêtres du futur ! Il s'agit de ce que Mamleïev nomme la spiritocratie, la nouvelle élite d'un autre monde.

C'est dès 1917 que le tsarisme rouge transforme, c'est-à-dire, conjoint ET disjoint, l'un des points terrestres-célestes du tsarisme blanc en futur. Le monastère des Solovki devient la base de lancement, le point de réfraction intensifiant, l'archétype réellement spectral de la toile concentrationnaire !

Mais, ceci était méta-historiquement connu; en Russie. Leontiev l'avait ressenti et écrit, Dostoievski avait vécu et écrit La maison des morts, les hommes du souterrain, il avait vu et écrit Les Possédés (et en un sens tous les personnages de Mamleïev le sont !). Les usines à faire du cadavre vivant étaient prêtes dans l'esprit malade d'hommes malades depuis des lustres. Ils attendaient la bonne « fenêtre de tir », la bonne heure pour offrir au monde leur remède à eux ! L'Archipel des Solovki devient l'Archipel du Goulag !

« Que de morts ! » avait pensé Fiodor sur la place de la gare qu'encombrait la multitude en mouvement. Lui-même ne remarquait pour ainsi dire pas l'existence des machines. » (Les Couloirs du temps)

Plusieurs personnages de Mamleïev se vivent, d'ailleurs, comme « cadavre » vivant, ou comme vivant avec, en eux, un cadavre. Le mot lui-même est souvent disserté par les divers métaphysiciens expérimentaux de ses romans. Dans Les Couloirs du temps, l'histoire débute avec un groupe d'intellectuels déchus par le « système » et qui vivent regroupés dans une cave, à la fois caverne de Platon et « souterrain » de Dostoievski, l'un de ses habitants se nomme Sémion le cadavre ... Par ailleurs, notons que, comme le personnage d'Aliocha, le chrétien « baptiste » D'une journée d'Ivan Denissovitch  répond à l'Aliocha des Frères Karamazov, dans Chatouny le seul chrétien de la sinistre équipe s'appelle Aliocha Christophorov ... Il terminera le roman en ascète « sauvage » au coeur de la forêt russe !

Les lignes de force d'une vraie littérature !

LA RESISTANCE S'ORGANISERAIT DANS L'AU-DELA...

Mamleïev situe les histoires de son roman Chatouny (le premier traduit en français) en 196. ! 1960 décès du « père » du camp expérimental des Solovki ! 1953, décès de Staline et de Prokofiev, Iouri Mamleïev, lui, tient déjà la vision du Monde que trimballeront ses personnages et se dit que, s'il réussit à traduire cela dans des livres, alors il sera un écrivain !

Apprenez donc à lire ! Tant les livres que la méta-histoire qu'ils révèlent et recèlent !

Ce ne sont pas les personnages de Mamleïev qui déraisonne, c'est le Monde qui fond, qui « perd les pédales » : « Tout n'est que ténèbres alentour mais pour vous, crétins, il fait jour » (Le Monde et le rire)

Quoi de raisonnable dans l'hyper-rationalité affichée du Monde et de ses explications :« Le bourrage de crâne imbécile et morbide de notre enfance, comme quoi il n'y a rien après la mort . » (Chatouny) ?

Quoi de raisonnable dans le Monde comme camp et tous ces modes d'emplois, traduits en « langues » et accessibles démocratiquement à tous, qu'on nomment encore « littérature » ? Quoi donc, dans ce Monde qui techniquement, scientiquement a absorbé la moelle des camps, leur essence technicienne ?

« Tout ce que dit le genre humain fera figure, à un moment ou un autre de pure délire » (Le Monde et le rire)

La quête sans réponses « exactes » possibles d'une réalité indépassable apparaît, dès lors, comme absurde à l'absurdité du camp : « Le monde tourne en dépit du bon sens. » (Le Monde et le rire), c'est là l'essence de la logique du Monde comme camp.

Les personnages de Mamleïev sont en mouvements, toujours; leurs « pauses », leurs arrêts dans les « nids » qu'ils se font entre eux ne sont que conjonctions/disjonctions de leur mouvement continuel. Ils se dispersent, puis se retrouvent pour repartir ensuite qui solitaire qui en petits groupes pour retrouver d'autres routes mais tout tourne toujours autour de Moscou, on en est jamais loin, on y revient toujours et on en part souvent. Et tous ces chemins sont comme autant d'allées entre les bâtiments du camp.

Le nihilisme finalement bourgeois, optimiste et platement rationaliste est attaqué de l'intérieur par un nihilisme au dimension de l'infini, le néant effrayant, effroyable, authentiquement métaphysique corrode par son « absurdité » surdimensionné et ontologique le néant positif et progressiste du camp-monde ...

« Le mystère est partout jusque dans le marasme. » (Le Monde et le rire)

Ainsi, la dissidence se poursuit, dans le camp qui absurdement est ET n'est plus un camp. Dissidence au Monde qui tourne, « en dépit du bon sens », dissidence aussi et surtout à tous ceux qui pensent savoir comment le remettre en « ordre », l'absurdité des règles de vie du Camp historique s'est déversée silencieusement dans le monde lorsque le Camp s'est dissous. Absurdité virale qui n'épargne rien ni personne !

Paradoxalement; ou pas, en fait, le communisme soviétique aura ouvert, infiniment, le monde russe. En le cloisonnant dans sa « russité » tout en le coupant de sa religiosité, il aura creusé une béance.

L'usine à faire des cadavres qui marchent, en réussissant trop bien à faire oublier l'au-delà lui a ouvert une brèche immense ! Mamleïev est son « porte-parole » !


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