Le hasard, si on pousse le concept à son extrémité, peut être assimilé à un fait sans cause assignable, qui nie le principe de causalité. L’évènement se produit sans qu’il soit possible de déterminer une origine, une explication rationnelle. Il constitue, pour la pensée contemporaine l’espace du mystère qui échapperait bienheureusement à l’emprise de la raison totalisante et totalitaire. Il fonctionnerait ainsi, idéologiquement, comme un concept compensatoire, une forme d’humilité adjointe à la puissance de l’esprit qui marquerait les limites de son prométhéisme. Cette sagesse apparente qui concilie pouvoir de l’esprit et impuissance, se retrouve dans l’expression « hasard et nécessité » qui accouple un ordre rationnel des lois de la nature à celles, purement aléatoires, agissant sans finalité, dans l’incohérence et le désordre. Ainsi, les mutations génétiques apparaissent-elles comme rupture dans l’association régulière des bases ADN dés lors considérées comme produit du hasard. Consécutivement, l’apparition de l’espèce humaine serait tout à la fois déterminée par un principe directeur (la nécessité) mais la mise en œuvre de celui-ci dépendrait d’un si grand nombre de variables aléatoires (le hasard) qu’on en vient à conclure au miracle inexplicable de son émergence.
Ce « non sens » de l’humain considéré comme un accident involontaire de la nature est parfaitement illustré par Jérôme Monod dont l’influence a été considérable dans la pensée contemporaine :
« Ainsi L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »
Si on suit Jérôme Monod, la perte du sens fait suite à la désertion des Dieux mais la science se montre cependant incapable d’expliquer la destinée humaine livrée au hasard des circonstances, tant pour son origine que pour son avenir. L’absurdité de la condition humaine apparaît dans toute son étendue et la raison positive se donne comme impuissante à poursuivre son ambition initiale : se substituer au discours théologique dans cet espace décisif du savoir.
Or il se trouve que la nature « ne fait rien au hasard » et nous pourrions reprendre à notre compte le principe de raison suffisante de Liebnitz. En effet, lorsqu’on analyse en profondeur la théorie de l’évolution on constate que la sélection des espèces a pour fonction d’adapter un organisme aux variations aléatoires et chaotiques du milieux. Ce principe de sélection possède une finalité interne, un absolu : aboutir à l’émergence de l’être le plus adapté, le plus fort, le plus proliférant, celui qui accomplira le mieux la volonté de puissance à l’œuvre dans la nature. Si on considère la sélection naturelle comme inhérente au développement de la vie, qu’elle est la conséquence de l’application de lois intangibles, alors on peut conclure que cette nature porte en elle-même le projet de l’être le plus parfaitement adapté, qu’elle n’est nullement incohérente et sans finalité : qu’elle a un sens. Il s’agit d’un projet de tout temps, « de toute éternité » contenu dans les potentialités du devenir, toujours en attente des conditions aléatoires de sa réalisation. Au moyen d’un nombre incalculables d’essais et d’erreurs, lentement, sans contrainte aucune de temps, imperturbable, la nature poursuit son œuvre : accoucher de l’Esprit qui pour l’heure est celui de l’homme.