5. Et l'Ordre permet l'irrigation de l'Eglise par la grâce sanctifiante. De ce point de vue, le ministère ordonné a deux ennemis.
Le premier, c'est le pélagianisme, plus que jamais actuel. Pour cette hérésie tenace, nous ne sommes pas chrétiens par irrigation mais par imitation seulement. Le Christ n'est pas le Sauveur mais le Modèle, c'est-à-dire la révélation parfaite de ce que demande la loi. La liberté de l'homme se suffit d'avoir l'Exemple de sous les yeux pour en tirer les conséquences : elle a pas besoin de subir l'intrusion de la grâce, son entrée par effraction. Le principal mal dont nous avons à être délivrés, c'est finalement l'ignorance du bien. Le baptême et l'appartenance à l'Eglise sont de pure commodités, qui ne revêtent aucun caractère de nécessité. L'homme naît sans péché originel, dans l'État exact ou Adam fut créé : il ne doit être pardonné que de ses fautes personnelles, qu'il a commis à l'imitation d’Adam, mais sans se trouver impliqué dans son péché (contrairement à ce que dit le Catéchisme de l'Eglise catholique au n° 404). Dès lors, la vie chrétienne n'est qu'un pur moralisme, même quand on en vient de nier des pans entiers de la morale : elle se réduit à faire les choses pour Dieu sans jamais les laisser faire par lui on cherche à saisir le Christ sans jamais se laisser saisir par lui. On cherche à saisir le Christ (si quo modo comprehendum) sans jamais se laisser saisir par lui (in quoi et comprehensus sum), au rebours du chemin parcouru par Paul (Philippiens 3, 12). C'est ce que la gnose appelle le culte des « valeurs », ces valeurs qui sont bonnes, assurément, mais qui peuvent conduire l'humaniste à refuser tout salut, l'eau de la grâce coulant sur ce marbre sans pouvoir y pénétrer, disait Péguy. Le Père Festugière a bien montré ce phénomène dans son livre L'enfant d'Agrigente. Un tel refus peut-être le fait du païen, mais le pharisien n'agit pas autrement à l'intérieur du peuple de Dieu. Dans ce cas, le prêtre se voit opérer des gestes sacramentels sans signification, ou plutôt sans efficacité vraie. Soucieux de rejoindre partout des « préparations évangéliques », il voit partout des « valeurs »... sauf chez les chrétiens, et ces valeurs lui semblent plus importantes que la foi. Alors, le « bon athée » se transforme en « chrétien sans le savoir », et le tour est joué. Fondé sur de tels préjugés, tout apostolat se trouve stoppé, l'apôtre se contentant de pointer les valeurs distribuées par Dieu en dehors de l'Eglise. Pas de meilleur processus pour stériliser un ministère, voire pour le faire chuter. « Si l'agenda divin m'était conté ! »...
Curieux renversement de situation ! Si, au Ve siècle, Augustin réfute un moine nommé Pelage, au XVIe siècle, un moine augustin, Luther, convainc l'Eglise d'être pélagienne et lui assène une grâce omnipotente. Mais cette grâce n'est qu'un arbitraire divin qui ne nous transforme jamais au-dedans de nous-mêmes : un cache-misère jeté sur nos péchés. Par ailleurs, elle nous prédestine absolument sans tenir compte de notre réaction. Dès lors, la foi ne peut plus être qu'une auto-persuasion subjective par laquelle le croyant surmonte son angoisse intime au moyen d'une confiance éperdue : n'est-ce pas alors la plus subtile des œuvres ? De toute manière, où se trouve là-dedans la place du ministère ordonné ? Nulle part, et c'est la toute première négation de Luther. Pélagianisme et anti-pélagianisme se donnent ici la main.
C'est ainsi que surgit le second ennemi du sacerdoce, qui ne le nie pas mais cherche à lui trouver un remplaçant. J'ai suffisamment loué le Renouveau d'avoir volatilisé la gnose dans un gigantesque éclat de rire et dans un grand cri d'action de grâces pour pouvoir maintenant émettre à son sujet quelques réserves. J'accueille avec joie et sans réticence le phénomène global qu'il représente, mais je pense qu'il opère une sorte de scoliose dans la colonne vertébrale du chrétien catholique en ramenant tout au charisme étroitement compris et en négligeant la grâce sanctifiante. Or, je l'ai suffisamment montré, charisma, c'est d'abord la grâce sanctifiante elle-même en tant que vie filiale, avec la charité qui constitue son sommet (1 Corinthiens 13). C'est ensuite le ministère ordonné, qui en assure la transmission et se donne par l'imposition des mains (1 Timothée 4, 14 ; 2 Timothée 1, 6. « Après quoi, dit saint Paul, il y a les miracles, puis les dons de guérison, d'assistance, de gouvernement, les diversités de langue (1 Corinthiens 12, 28), c'est-à-dire des actions de l'Esprit qui ont leur importance, mais qui ne sont pas structurantes pour l'Eglise, qui ne sanctifient pas celui qui les opère (Mathieu 7, 22-23 ; 1 Corinthiens 13, 1-3), et qui ne pénètrent pas dans le ciel (verset 8-13) parce qu'elles correspondent à un stade enfantin. Seule la charité ne passera jamais... N'oublions pas non plus le charisme des états de vie (mariage et célibat) dont nous parle saint Paul (1 Corinthiens 7, 7). Tels sont les quatre sens du mot charisma. En tout cas le Catéchisme de l'Eglise catholique met bien les choses au point (cf. l’Index, p. 644). D'abord, il distingue clairement la grâce sacramentelle d'avec les charismes (n° 2003). Puis il parle des charismes en général (nos 798 et 951). Il signale vigoureusement le charisme des évêques, « charisme certain de vérité » allant jusqu'à l'infaillibilité (nos 890 et 2035). Il fait état du charisme de la vie consacrée (nos 924 et 1175), du charisme du laïcat (n° 910). Il signale aussi le charisme des diverses spiritualités (n° 2684). Et il a un paragraphe sur le charisme de guérison (n° 1508), qui peut prendre une forme spécifique mais qui peut aussi jouer dans les sacrements (n° 1509), notamment l'onction des malades (n° 1510). Ne détruisons pas cette construction pour nous braquer sur un détail. Comprenons aussi que, si l’évêque possède « un charisme certain de vérité », lié au sacrement de l'Ordre qu'il reçut en plénitude, les autres fidèles doivent le faire authentifier leurs charismes par l'Eglise, sans s'y accrocher comme à une évidence (1 Thessaloniciens, 5, 19-22). Je ne dis pas cela en méprisant les charismes, oh non ! Je les aime tellement que je voudrais bien qu’on m’en vante plus que trois ou quatre, alors qu'il en existe une foule : mais les gens ne recherchent que le plus spectaculaire, comme dans les Evangiles. Toutefois, il serait bien qu'en exerçant leurs dons les charismatiques fassent comme Jésus après les miracles : rectifier le tir et faire grimper la foule un peu plus haut (Jean 6, 26-27), c'est-à-dire jusqu'au sacrement. Sinon l'évangélisation reste en panne : elle ne dépasse pas la dégustation de certains signes. Or les marges ont adoré Jésus, pas l'étoile... J'ai peur que, le subjectivisme aidant, les gens se contentent de rechercher ce qui bouleverse l'affectivité, sans prêter attention aux sacrements et à leur action secrète. Ou bien alors on trouvera des fidèles mangeant alternativement à deux râteliers, mais combien de temps supporteront-ils de vivre ainsi écartelés ? À moins qu'ils ne détournent les sacrements de leur efficacité véritable en ne désirant que leurs retombées psychosomatiques, chose que trop d'opuscules ont l'imprudence de vanter comme si c'était l'essentiel. Certes, je sais bien qu'un tel milieu donne beaucoup de vocations à l'Eglise, et je m'en réjouis, mais j'aimerais savoir comment elles retombent sur leurs pieds. C'est à elles que s'impose de toute urgence ce que j'ai appelé l'évangélisation de l'intelligence : pas d'autre moyen pour elles d'assurer leur persévérance. Je le dis en toute amitié. En tout cas, Jean-Paul II est bien net : les charismes n'ont pas à être recherchés, ils sont à accueillir avec reconnaissance (Christi laici, n° 24). Il ajoute un peu plus loin : « Le seul charisme que l'on peut désirer, c'est la charité » (n° 51, note 190). Et là,, on peut puiser sans craindre une rupture de stock !...
Le prêtre n'est ni un moraliste enseignant les valeurs ni un être doté de dons accessoires. Son premier charisme, c'est son sacerdoce, c'est sa paternité. Voilà ce que lui a donné l’effusion sacramentelle de l'Esprit au moment de l'imposition des mains.