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Saint-Suaire, Passion du Christ, passion de l'homme

Publié le 30 avril 2010 par Walterman

C'est la formule de présentation de l'ostension du Saint Suaire, qui a lieu actuellement à Turin. Le 2 mai, le pape lui-même s'unira aux millions de pèlerins venus du monde entier. En parallèle, une grande exposition sur le corps et le visage de Jésus dans l'art


par Sandro Magister

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ROME, le 30 avril 2010 – Le cinquième dimanche de Pâques, dans deux jours, Benoît XVI se rendra à Turin. L’après-midi, à la cathédrale, il s’agenouillera devant le Saint Suaire, le vénérable tissu marqué des mystérieuses empreintes d’un homme crucifié, d’un corps qui porte toutes les traces de la passion de Jésus.
Depuis le 10 avril, date du début de l’ostension du Suaire au public – il sera exposé jusqu’au 23 mai – une foule innombrable accourt pour le voir. Y compris des non-chrétiens, y compris des gens éloignés de Dieu, attirés malgré tout par le mystère que constitue la personne de Jésus, son corps, son visage.
Au désir de "voir" ce mystère répond une exposition artistique étudiée justement pour accompagner l'ostension du Suaire. Elle a lieu au palais royal de Venaria, à quelques kilomètres au nord de Turin et elle est intitulée : "Jésus. Son corps, son visage dans l'art".
Parmi les 180 œuvres d’art exposées se trouvent des chefs d’œuvre d’artistes tels que Donatello, Mantegna, Bellini, Giorgione, le Corrège, Véronèse, le Tintoret. Il y a aussi le merveilleux crucifix en bois sculpté par Michel-Ange pour la basilique du Saint-Esprit à Florence.
Le Suaire figure dans beaucoup de ces œuvres. Par exemple dans le Christ ressuscité de Pierre-Paul Rubens, reproduit ci-dessus, qui date de 1615 et est conservé au palais Pitti, à Florence. Un Jésus athlétique, au corps encore partiellement enveloppé dans le tissu, qui est assis triomphant sur le sépulcre vide. Comme on le chante dans la séquence de la messe de Pâques : "Mors et vita duello conflixere mirando, dux vitae mortuus regnat vivus". La mort et la vie s’affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut ; vivant, il règne.
Voici maintenant un guide de la vision du corps et du visage de Jésus, écrit par le commissaire de cette exposition, Timothy Verdon. Américain, il est historien d'art, prêtre du diocèse de Florence et directeur du bureau diocésain pour la catéchèse par l'art.
Ce texte est tiré du chapitre introductif du catalogue de l’exposition et d’une conférence du même Verdon à la cathédrale de Turin, le 26 avril dernier.



JÉSUS. SON CORPS, SON VISAGE DANS L'ART

par Timothy Verdon



À Turin, où l’on conserve et vénère depuis des siècles le grand morceau de tissu connu comme le Saint Suaire, il est naturel de réfléchir au corps et au visage de Jésus. Le Suaire appuie la conviction que Jésus a vraiment vécu et est vraiment mort, mais il invite à croire que Jésus est également ressuscité. Le drap abandonné au moment de sa résurrection serait en effet le signe de son passage à la vie nouvelle.

La possibilité de l’existence d’une telle relique est spécialement significative pour l’art, parce qu’elle confirme la visibilité et donc la représentabilité de l’homme qui se disait Fils de l’invisible Dieu d’Israël.

Au VIIIe siècle, saint Jean Damascène, évoquant l’interdiction biblique de toute représentation de la divinité, écrivait : "Autrefois, on ne pouvait faire aucune image d’un Dieu incorporel et sans contour physique. Mais maintenant que Dieu a été vu incarné et qu’il s’est mêlé à la vie des hommes, il est licite de faire une image de ce qui a été vu de Dieu", c’est-à-dire de l’homme Jésus. Écrivant dans le contexte de l’interdiction des images par l’empereur de Byzance, l’iconoclaste Léon III, cet auteur – né chrétien à Damas qui était alors sous contrôle musulman – voyait un lien entre le dogme théologique de l’incarnation et l’utilisation ecclésiastique d’images, surtout celles qui représentaient Jésus lui-même.

L’exposition met en évidence la persistance de ces idées à l’époque médiévale et moderne. Elle attire l’attention sur l’homme Jésus, dont le corps et le visage seraient tracés sur le vénérable tissu, indiquant comment les peintres et les sculpteurs des différentes époques l’ont visualisé.

Le christianisme a toujours représenté le corps en fonction de l’idée qu’il se faisait de l’être humain. À la différence des mythes païens, qui présentaient les dieux avec tous les défauts des hommes, la culture biblique judéo-chrétienne pense que l’homme doit aspirer à la perfection de Dieu et surtout à sa miséricorde. "Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux" a en effet dit Jésus (Luc 6, 36) et cette miséricorde caractéristique de l’être humain avait une remarquable composante corporelle. Déjà, dans l’Ancien Testament, beaucoup de paroles du Dieu incorporel montraient qu’il était sensible au frisson du pauvre. Dans le même esprit, Jésus décrit comment, au jugement dernier, le Fils de l’homme récompensera ceux qui auront eu soin du corps de leur prochain : "J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez accueilli, j’étais nu et vous m’avez vêtu" (Matthieu 25, 35-36).

Pour ceux qui croient en lui, Jésus, Fils de Dieu, est devenu ce pauvre à qui il faut rendre un manteau avant la nuit : l’affamé, l’assoiffé, l’exclu, le sans-logis, l’homme nu qu’il faut habiller. Selon un théologien grec du IVe siècle, l’évêque saint Macaire : "Pour travailler la terre, le paysan choisit les instruments les plus adaptés et il porte aussi les vêtements qui conviennent le mieux à ce genre de travail. De même le Christ, roi des cieux et véritable agriculteur, a pris un corps humain et, portant sa croix comme outil de travail, il a défriché l’âme aride et inculte, il en a arraché les épines et les ronces des esprits mauvais, il a mis de côté l’ivraie du mal et jeté au feu toute la paille des péchés. Il l’a travaillée ainsi avec le bois de la croix et y a planté le jardin merveilleux de l’Esprit. Celui-ci produit toutes sortes de fruits doux et exquis pour Dieu, qui en est le maître".

Ainsi l’image de Dieu contemplée dans le corps souffrant de Jésus implique cette dynamique de purification et de croissance. Elle implique aussi un processus dans lequel le sujet humain se découvre et se comprend lui-même, comme le suggère un père de l’Église, Pierre Chrysologue, quand il imagine Jésus crucifié qui invite les croyants à reconnaître dans son corps sacrifié le sens moral de leur vie. "Voyez en moi votre corps, vos membres, votre cœur, votre sang, nous dit Jésus. Ô immense dignité du sacerdoce chrétien ! L’homme est devenu victime et prêtre pour lui-même. Il ne cherche pas en dehors de lui ce qu’il doit immoler à Dieu mais il porte avec lui et en lui ce qu’il sacrifie. Ô homme, sois sacrifice et prêtre, fais de ton cœur un autel et présente ainsi avec une ferme confiance ton corps comme victime à Dieu. Dieu cherche la foi, pas la mort. Il a soif de ta prière, pas de ton sang. Il est apaisé par la volonté, pas par la mort".

Ces citations sont utiles pour comprendre la conception de corporéité et de personnalité élaborée au cours des siècles à travers les images de Jésus : l’idée du corps comme lieu d’une dignité inscrite dans l’être humain – d’une capacité "sacerdotale" à s’offrir soi-même – et du visage comme miroir de la liberté consciente. En effet les œuvres exposées mettent le visiteur dans la situation de ces femmes et de ces hommes décrits dans le Nouveau Testament, pour qui le corps et le visage de Jésus étaient des lieux de découverte surprenante et même scandaleuse.

Lorsque, par exemple, Jésus revient du désert dans son village, Nazareth, et qu’à la synagogue il lit à haute voix les versets messianiques d’Isaïe, l’évangéliste Luc raconte que "dans la synagogue tous avaient les yeux fixés sur lui"  (Luc 4, 16-24). En effet, Jésus ajoute aux paroles d’Isaïe d’autres paroles, inattendues et certainement incompréhensibles pour ceux qui étaient là : "Aujourd’hui – dit-il – s’est accompli ce passage de l’Écriture que vous avez entendu de vos oreilles". Les yeux de ceux qui étaient là le regardaient, fixés sur son corps et sur son visage, parce que ce qu’il venait de dire, "aujourd’hui s’est accompli ce passage de l’Écriture", les obligeait à associer les anciennes promesses d’une future ère bénie à ce jeune homme assis au milieu d’eux : à lui comme présence physique, à son corps, à l’expression de son visage. "N’est-ce pas là le fils de Joseph ?" se demandent-ils immédiatement, incapables de voir en Jésus plus que ce qu’ils croyaient en connaître, de sorte qu’il commente : "Aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie".

Un épisode analogue, bien plus dramatique, est raconté au chapitre 6 de l’Évangile de Jean. Deux jours après sa miraculeuse multiplication des pains et des poissons pour nourrir une foule immense, Jésus explique que le vrai pain offert par le Père à l’humanité – le pain descendu du ciel – c’est lui-même. De nouveau ses auditeurs s’interrogent : "N’est-il pas ce Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire : Je suis descendu du ciel ?”. Mais il insiste: "Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra à jamais et le pain que moi je donnerai, c’est ma chair pour la vie de l’homme". Et encore : "Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous, parce que ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui". L’évangéliste Jean décrit la réaction négative des auditeurs à ces paroles et comment "dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l’accompagner". On les comprend sans peine, parce que Jésus voulait qu’ils voient son corps comme un aliment, et aussi son visage : "Oui c’est la volonté de mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et moi je le ressusciterai au dernier jour". Beaucoup d’œuvres exposées sont éclairées par ces affirmations, notamment parce qu’elles ont été exécutées originellement pour des autels, où le corps et le visage de Jésus représentés par l’artiste étaient vus à proximité du pain et du vin de l’eucharistie, corps et sang du Seigneur.

L’exposition invite donc à redécouvrir l’intensité particulière avec laquelle les croyants d’autrefois – commanditaires réels et bénéficiaires originels des œuvres exposées – regardaient un corps et un visage qu’ils considéraient comme une “vraie nourriture” et une “vraie boisson” ; un corps et un visage qui, intériorisés, allaient les transformer par le don de la “vie éternelle”. Cette expérience, qui n’est peut-être pleinement accessible qu’à la foi, peut aussi être imaginée par ceux qui ne croient pas ; ou plutôt, elle doit être imaginée, parce qu’elle constitue le contexte normal de compréhension de telles œuvres d’art, une composante incontournable de leur message.

La tension morale qui devait conditionner la lecture originelle de beaucoup d’œuvres présentées à l’exposition est également incontournable. En effet, dans les images liées à l’eucharistie, comme dans la célébration de la messe elle-même, le croyant cherche, au-delà de ce qu’il voit, quelque chose de plus et toute image associée au rite se pose comme "épiphanie" et "apocalypse", comme manifestation et révélation d’une transformation future. En effet, dans le lieu de culte, l’art éclaire l’attente des chrétiens et, dans les personnages et événements qu’il représente, les images sacrées s’offrent comme des miroirs de l’Image en laquelle les fidèles espèrent être transformés, Jésus-Christ.

L’exposition couvre la période qui correspond à la fin du Moyen Âge, à la Renaissance et au Baroque, période au cours de laquelle le corps et le visage de l’être humain redeviennent, dans l'art occidental, des porteurs essentiels de sens. Ces éléments figuratifs, mis au point par les Grecs cinq siècles avant le Christ, ont été, dans un premier temps, refusés par la culture chrétienne naissante, qui préférait au naturalisme païen un langage moins ambigu, avec le corps présenté comme un signe et le visage transfiguré par la foi. Ce refus du caractère physique et de la personnalité, qui reflétait aussi le jugement sévère des chrétiens sur l’amoralité et l’individualisme du monde païen, fut l’une des causes du désintérêt pour le corps et le visage comme sujets artistiques entre le Ve et le XIe siècle.

C’est la nouvelle spiritualité centrée sur l’homme – la spiritualité d’inspiration franciscaine des XIIIe et XIVe siècles – qui a fait redécouvrir l’art gréco-romain, si apte à décrire le corps et les émotions. Grâce à ce nouveau dialogue avec l’ancienne civilisation païenne, la chrétienté européenne a également créé un autre rapport avec l’histoire, dans lequel les valeurs considérées comme préparatoires à la foi en Jésus seront considérées comme des composantes d’une unique révélation confiée à l’être humain, abstraction faite de l’origine culturelle et religieuse. Le contenu central de cette révélation unique est l’humanité elle-même, reconnaissable dans l’éloquente beauté et dans la vulnérabilité du corps, dans la douleur et dans la joie peintes sur le visage ; ce qui démontre sa légitimité, c’est la conviction que le Fils de Dieu lui-même s’est fait homme.

Les sept parties du parcours de l’exposition suggèrent les thèmes suivants : le corps et la personne ; Dieu prend un corps ; l’homme Jésus ; un corps donné par amour ; le corps ressuscité ; le corps mystique ; le corps sacramentel. La mise en scène cherche à suggérer le contexte d’utilisation initial de la quasi-totalité des œuvres, le lieu liturgique catholique, en replaçant les peintures, sculptures, pièces d’orfèvrerie et ornements sacrés dans des espaces rappelant les églises. La forme des salles, l’éclairage et l’accompagnement musical de la visite ont été conçus en fonction de cet objectif, mais dans un but plus scientifique que religieux : celui de réhabiliter comme donnée historique le message théologique et émotionnel voulu par les artistes et par les commanditaires des œuvres. Certaines peintures sont même placées au-dessus d’autels, pour évoquer le rapport visuel entre image et rite : en effet l’impact d’une Descente de croix ou d’une Pietà n’est pas le même suivant qu’on les voit dans un musée ou au-dessus d’une table eucharistique ; dans le second cas, la perception du corps du Christ représenté est conditionnée par la conviction que ce corps lui-même est véritablement présent, même de manière invisible, dans le pain et le vin consacrés.

Les nombreuses œuvres d’art exposées suggèrent en outre quelque chose de la densité iconographique typique des églises catholiques d’autrefois. Cette accumulation d’images conférait un caractère visionnaire à ces lieux, où les représentations du Christ, de Marie et des saints donnaient de la couleur et de l’intérêt humain aux personnages et aux événements dont parlent les Écritures et la tradition, offrant une immersion si totale que le fidèle se percevait comme entouré par les personnages et participant aux événements, comme membre de l’unique communion des saints et partie prenante de l’unique histoire du salut.

Toutefois le sujet de l'expérience esthétique, comme de l'expérience cultuelle, reste l'homme. C’est à lui et à sa corporéité que parlent les couleurs et les formes. L'art qui fait voir le Christ – mais aussi de véritables "miroirs de son Évangile" comme le Suaire – invite à contempler le Christ qui prend forme en nous, espérance de gloire, beauté de vie éternelle. C’est en lui - l’ayant vu, connu et aimé - que nous comprendrons enfin le sens de notre vie, y compris physique, le sens de notre chair, de nos affections, de nos souvenirs, et du sang, le sien et le nôtre, celui de tout être humain trahi, sacrifié, tué. Le peu de sang qu’il y a dans le Suaire se révèlera alors une Mer Rouge, à travers laquelle le Christ nous conduit jusqu’à la terre promise.



Le site officiel de l'ostension du Suaire, en plusieurs langues :
> Saint Suaire
Le catalogue de l’exposition qui a lieu au palais royal de Venaria du 1er avril au 1er août 2010 :

"Gesù. Il corpo, il volto nell'arte" [Jésus. Son corps, son visage dans l’art], sous la direction de Timothy Verdon, Éditions Silvana, Milan, 2010, 336 pages, 35,00 euros.

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> Focus ARTS ET MUSIQUE
Traduction française par Charles de Pechpeyrou.

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