Les jeunes palestiniens ont choisi de défendre leur patrie avec une arme à la main contre les agresseurs étrangers. Si je vivais dans la bande de Gaza, encore jeune et capable de courage, je pourrais facilement être l'un d'entre d'eux, écrit Norman Finkelstein.
Norman Finkelstein - The Electronic Intifada
Des enfants palestiniens grimpent sur les ruines de leur maison détruite lors de l'invasion par Israël de la bande de Gaza - Photo : Matthew Cassel
Afin de conserver une vision claire de mes objectifs et empêcher que la lutte en Palestine ne devienne pour moi une abstraction sans vie, j'ai besoin périodiquement de recharger mes batteries morales et de renouer le contact avec le peuple réel vivant sous occupation et d'avoir un témoignage de première main de la tragédie qui s'y déroule. Je reviens invariablement de chacun des voyages avec une poignées d'images fortes que je fixe dans mon esprit pour évacuer les occasionnelles hésitations à maintenir le cap. Lorsque les souvenirs commencent à s'estomper, je sais alors qu'il est temps de revenir.
Donc, en Juin 2009, six mois après l'invasion israélienne, j'ai intégré une délégation qui se rendait à Gaza pour une brève visite. Bien qu'ayant déjà été à Gaza auparavant, l'essentiel de mon temps au cours de précédents voyages dans la région avait été consacré à mes amis en Cisjordanie. Israël m'a interdit d'entrer dans le pays pour une durée de dix ans, rendant ainsi impossible mes visites en Cisjordanie, prétendument parce que je serais un risque « de sécurité ». Un éditorial paru dans le quotidien israélien Haaretz et intitulé « Qui a peur de Finkelstein ? » met en doute la raison à la base de la décision — « Considérant son point de vue inhabituel et très critique, on ne peut pas éviter de soupçonner que le refus de lui permettre d'entrer en Israël soit une punition plutôt qu'une mesure de précaution » - et a développé toute une argumentation contre l'interdiction qui m'est faite. Néanmoins, il est difficile de savoir si je pourrai revoir mes amis Palestiniens, et quand... Dans le même temps, aller à Gaza en passant par l'Egypte m'a au moins permis d'acquérir une certaine perception des développements sur le terrain.
Après avoir passé plusieurs mois à lire les œuvres complètes du Mahatma Gandhi, et profondément inspiré par son engagement à vivre la vie des gens pauvres, je m'étais résolu à mettre cela en oeuvre dans la bande de Gaza. Mais cela est plus facile à dire qu'à faire. Avec plusieurs autres délégués j'avais proposé de rester dans la maison d'une famille palestinienne plutôt que dans un hôtel. Tirés à quatre épingles, les cheveux avec du gel et sentant l'eau de Cologne, plusieurs jeunes Palestiniens ont rencontré notre groupe afin de choisir ceux qui séjourneraient chez l'habitant. Ils partirent tout d'abord avec une jeune femme de notre délégation, puis une autre, puis encore une autre. Les candidats laissés en rade à la fin de la soirée étaient les hommes d'âge moyen. Nous avons donc pris une chambre à l'hôtel.
Il serait faux de dire que j'ai été terriblement secoué par les dévastations que j'ai vue partout dans la bande de Gaza. Durant la première Intifada j'étais resté avec des familles en Cisjordanie qui vivaient sous des tentes à côté des ruines de ce qui avait été leurs maisons. Les Israéliens faisaient régulièrement exploser la maison de la famille d'un militant présumé, au milieu de la nuit après avoir donné aux occupants l'ordre d'évacuer en quelques minutes.
Peu de temps après la guerre de 2006, j'ai visité le Liban. Beaucoup de villages dans le sud avaient été rasés. Le quartier de Dahiyeh dans Beyrouth ressemblait à des photographies de villes bombardées pendant la seconde guerre mondiale : de grands cratères où se trouvaient auparavant des maisons d'habitation et des bureaux, de temps en temps le squelette d'un bâtiment dans le lointain.
Je suis donc à présent un peu habitué à cette carte de visite laissée par Israël à ses voisins arabes.
Néanmoins quelques souvenirs de ce voyage à Gaza resteront gravés dans mon esprit avec une acuité particulière. Je me souviens d'une fillette de 11 ans me regardant à travers des verres épais de myope, tandis qu'elle s'attardait près de l'Ecole internationale américaine qui avait été démolie. S'exprimant dans un anglais parfait (son père est un médecin et ses amis la considèrent comme la meilleure élève de la classe) la jeune fille rappelle avec nostalgie que c'était la meilleure école dans Gaza. Je me souviens également de la soirée où nous avons rencontré des représentants du gouvernement dans une tente à côté de ce qui était auparavant le bâtiment du Conseil Législatif Palestinien et qui n'était plus qu'un tas de décombres fumants.
Bien que la dévastation ait apparemment été conçue non seulement pour vaincre le Hamas, mais aussi pour l'humilier, les représentants semblaient indifférents de tout accroc à leur dignité d'être obligés de se réunir dans de telles circonstances. Et je vois encore la vaste dépression rectangulaire au cœur du campus de l'Université Islamique, où se trouvait autrefois le bâtiment des Sciences et Technologies. Un administrateur m'a rappelé avec une fierté teintée de mélancolie que juste avant l'attaque, l'université avait installé dans le bâtiment des équipements de pointe pour la recherche en biologie.
Aucun des Palestiniens que j'ai rencontrés n'a manifesté de colère ou d'abattement à propos de ce qui s'est passé. Les gens semblaient tranquillement déterminés à reprendre leur vie telle qu'elle était avant l'invasion, bien que le blocus continue manifestement a peser lourdement sur eux. Une jeune guide portant le hijab assise par hasard à côté de moi dans un bus une nuit, m'a dit que son fiancé avait été tué le dernier jour de l'invasion ; puis elle a ponctué sa déclaration en me regardant dans les pupilles, les yeux secs. Ce n'était ni une accusation ni un appel à la pitié.
C'était comme si les dévastations périodiques commises par Israël étaient désormais vécues comme une catastrophe naturelle à laquelle les gens s'étaient accoutumés, comme si Gaza était située sur la route des tornades, sauf que dans la bande de Gaza chaque saison est la saison des tornades. Des esprits malades dans des bureaux climatisés à Tel Aviv invoquent des noms poétiques pour leurs innombrables « opérations ». Pourquoi ne pas pratiquer pour une fois la vérité dans cette publicité et les nommer « Opération Attila le Hun », « Opération Gengis Khan », ou « Opération de l'armée des Vandales ? »
L'administratrice en chef d'une bibliothèque pour enfants située dans un magnifique édifice qui ferait l'envie de toutes les grandes villes des États-Unis m'a fourni quelques sujets d'une réflexion douloureuse. (Regardant les enfants travaillant de façon concentrée dans la bibliothèque, je poussais secrètement un soupir de soulagement en voyant que volontairement ou par miracle, Israël n'avait pas infligé le même sort à cette bibliothèque qu'à l'American International School.) Elle était une parmi sept frères et sœurs qui avaient tous obtenu des diplômes supérieurs et qui étaient à part elle, partis pour des cieux plus cléments à l'étranger. Elle avait étudié en Grande-Bretagne, mais contrairement à ce que lui recommandaient ses parents, elle avait décidé de rentrer chez elle. Elle s'est interrogée sur sa décision lorsque, sur le chemin de son travail un jour, les soldats israéliens l'ont contrainte à patauger jusqu'à la taille dans la boue pour passer un checkpoint.
Notre délégation était composée principalement d'Américains. Au départ, je pensais être le seul juif de la délégation, mais après avoir fait plusieurs enquêtes discrètes, je commençais à me demander si quelqu'un d'autre de la délégation n'était pas également juif. Pour autant que je puisse en parler, les habitants de Gaza ne s'inquiètent pas beaucoup de nos pedigrés, mais à ma grande mortification, le recteur de l'Université islamique m'a présenté comme un « rescapé de l'Holocauste. » J'ai poliment corrigé : « survivant d'une bataille pour la titularisation » [Norman Finkelstein fait ici allusion aux déboires qu'il a connus, à cause de ses prises de position, pour obtenir un poste de permanent après son doctorat - N.d.T]. Ai-je vraiment l'air d'avoir 90 ans ?!
Le Hamas a une réputation redoutable, mais il a rencontré son maître avec les féministes très actives à la tête de notre délégation. Parmi leurs griefs exprimés en toute franchise, il y avait que le Hamas n'a pas permis à la délégation une liberté de mouvement suffisante durant la nuit. Bien que le Hamas ait finalement cédé, il gardait toute ma sympathie, et pas seulement parce que dans ces combats verbaux ils ont semblé être les perdants. Ce n'est pas vraiment comme si la bande de Gaza avait une vie nocturne animée. De plus, les navires israéliens continuent de tirer sur la bande de Gaza tous les soirs, et le Hamas craint qu'Israël (ou ses collabos palestiniens) ne puisse créer un incident afin de le discréditer. Les problèmes de sécurité du Hamas ne manquent pas de plausibilité : après tout, nous étions des Américains, et les agences de renseignement des Etats-Unis ont été complices de la répression à l'encontre du mouvement Hamas.
J'ai eu plusieurs réunions avec des responsables et des cadres du Hamas. Il m'a ensuite été dit que ceux que j'avais rencontrés étaient pour la plupart de l'aile « modérée » du Hamas, bien que je ne puisse pas dire exactement ce qui les distingue des tenants de « la ligne dure », et beaucoup de spéculations à ce sujet semblent peu justifiées. Dans une dépêche envoyée de Gaza, Lawrence Wright du New Yorker dit sciemment à ses lecteurs que le dirigeant du Hamas et Premier ministre Ismaïl Haniyeh, vivant à Gaza, est un « modéré » qui « a parlé de la négociation d'une trêve à long terme avec Israël, » alors que Khaled Meshal, responsable du bureau politique du Hamas et basé à Damas, représente « une ligne dure » qui est « plus susceptible de lancer des actions radicales, déstabilisatrices. » Mais Meshal, le « tenant de la ligne dure », a maintes fois appelé à un règlement négocié avec Israël...
À chacune des discussions avec les membres du Hamas, j'ai répété le même message : la posture diplomatique actuelle du Hamas parait en conformité avec les principales organisations internationales, les institutions juridiques et les grands groupes de défense des droits de l'homme. Beaucoup parmi les membres du Hamas ont semblé vraiment surpris quand j'ai exposé avec enthousiasme les positions « pro-palestiniennes » défendues par ces grandes institutions et organisations. Si j'ai raison, alors le Hamas doit exprimer sa plate-forme politique dans une langue qu'ils comprennent parce que le point faible dans la cuirasse d'Israël est son isolement diplomatique. Le Hamas doit marteler le fait que c'est Israël qui est aberrant dans la communauté internationale et un obstacle à la paix : ce n'est pas « le Hamas qui le dit », mais « la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies soutenue par 160 pays », ce n'est pas « le Hamas qui le dit », mais « la Cour internationale de Justice » et « ce n'est pas le Hamas qui le dit », mais « Human Rights Watch et Amnesty International. »
Mes interlocuteurs semblaient sérieux et prêts à écouter. (Ils ont même eu un accès de bonne humeur quand la chef de la délégation les a suppliés de se raser cette « barbe effrayante » pour améliorer l'image du Hamas à l'Ouest.) Bien que le Hamas cherche à imiter la victoire du Hezbollah de 2006, après le massacre [de 2008-2009] il a peut-être réalisé qu'Israël ne pouvait pas être vaincu par des tirs de pétards et de feux de Bengale. Lorsque je quittais la bande de Gaza, le président américain Barack Obama venait d'arriver au Caire pour prononcer son discours historique. Le Hamas lui a envoyé une lettre, en partie inspirée par nos conversations.
Dans la bande de Gaza, notre délégation a été le plus souvent protégée par de jeunes militants du Hamas. Alors que nous nous séparions à la fin de notre séjour, je me sentis ému et obligé de déclarer devant tout le monde que, à mon avis aucun d'entre eux ne méritait la mort qu'Israël a tenté de leur infliger. Je suis conscient que selon « les lois de la guerre », ce sont des cibles militaires « légitimes ». Mais dans un monde sensé l'expression « lois de la guerre » aurait autant de sens que « l'étiquette de cannibales. » Il est probablement vrai que les conflits violents seraient plus meurtriers et destructeurs en l'absence de ces lois, mais il est également vrai que, dans leur prétendue neutralité, celles-ci occultent des vérités fondamentales. Que ce soit par conviction, par frustration ou par souffrance, ces jeunes gens ont choisi de défendre leur patrie avec une arme à la main, contre les agresseurs étrangers. Si je vivais dans la bande de Gaza, encore jeune et capable de courage, je pourrais facilement être l'un d'entre d'eux.2 mai 2010 - info-palestine