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Corps politiques : le “printemps de la danse arabe contemporaine” (1/2)

Publié le 03 mai 2010 par Gonzo

Corps politiques : le “printemps de la danse arabe contemporaine” (1/2)Quel écart entre les représentations qu’on se fait en France et ailleurs du monde arabe et ce qui s’y passe réellement ! Alors qu’on en est encore, ici, à débattre de minarets, de “burqa”, et des menaces que tout cela ferait peser sur notre démocratie, les scènes du monde arabe offrent une autre réalité, plus complexe et, à bien des égards, plus encourageante.

La danse contemporaine, avec toutes les questions qui accompagnent cette forme de pratique artistique, en offre une illustration assez étonnante. Jusque dans les années 1990, seuls Le Caire, Tunis, Beyrouth ou encore Casablanca offraient à une petite élite de rares spectacles, le plus souvent proposés par des compagnies venues de l’étranger. Mais depuis cinq ou six ans, on assiste à un véritable “printemps de la danse arabe contemporaine”, avec des manifestations qui attirent un public de plus en plus nombreux dans des endroits aussi inédits pour cette forme d’art que Damas, Ramallah ou Amman. A tel point que le quotidien saoudien Al-Sharq al-awsat pouvait titrer, dans un article (en arabe) paru en avril 2009, que “la danse moderne a gagné sa bataille arabe”.

Certes, cette année-là encore, le festival organisé à Ramallah a provoqué bien des réactions dans certains milieux conservateurs choqués par cette forme d’art “allogène” (dakhîl) associée pour certains à la débauche (mujûn) et à l’immoralité (khalâ’a). Ironisant sur les propos de Khaled Ellayan (خالد عليان : un des responsables du théâtre Al Kasaba) décrivant la danse comme une forme de résistance, des voix, au sein du Hamas en particulier, avaient entonné le traditionnel couplet sur “ceux qui dansent sur les blessures du peuple palestinien” (article en arabe dans Al-Akhbar) en mettant en œuvre un “agenda occidentalo-sioniste” subventionné par le dollar américain !… Il n’empêche que le public est venu encore plus nombreux qu’à l’habitude à cette 9e édition du Festival de la danse contemporaine, auquel a participé notamment la troupe des arts populaires palestiniens (فرقة الفنون الشعبية الفلسطينية) avec un spectacle, intitulé Lettre à… (رسالة إلى), inspiré du grand dessinateur de presse Naji ‘Ali, assassiné à Londres en 1987 (évoqué dans ce billet).

Corps politiques : le “printemps de la danse arabe contemporaine” (1/2)
Au-delà de la situation palestinienne et des rivalités entre le Hamas et le Fatah, le chorégraphe et danseur libanais Omar Rajeh (عمر راجح) reconnaissait bien volontiers les enjeux “politiques” de la danse contemporaine, dont les représentations dans le monde arabe – comme il le souligne, toujours dans cet article du Sharq al-awsat – continuent à faire problème à la différences des pièces de théâtre, aussi critiques et avant-gardistes soient-elles. Pour Omar Rajeh en effet, les “Arabes ont peur de leur corps [car il a] un pouvoir qui dépasse celui des mots”, surtout quand la danse contemporaine n’est pas simple exercice de style, pure exaltation du corps, mais se veut au contraire une forme artistique fondée sur une lecture politique du monde. Ainsi, “L’assassinat d’Omar Rajeh” (اغتيال عمر راجح), le spectacle qu’il a présenté, à Beyrouth notamment en 2009 (voir la vidéo ci-dessous), propose aux spectateurs une réflexion, par le biais de la chorégraphie, sur les assassinats de journalistes qui ont jalonné l’histoire du Liban entre 1915 et 2005 (année de la mort de Samir Kassir et de Gebran Tuéni).

Figure centrale de la danse contemporaine au Proche-Orient, Omar Rajeh mérite bien une place à part dans cette rapide présentation (il y aura un autre billet sur le même thème la semaine prochaine), ne serait-ce que pour le rôle qu’il a joué dans la promotion de cette pratique artistique dans la région. Ancien membre de la troupe Caracalla (du nom de son fondateur, Abdel-Halim Caracalla), il a lui-même créé la troupe Maqamat et initié BIPOD (Beirut International Platform of Dance), un festival de danse contemporaine lancé à Beyrouth en 2004. Année après année, BIPOD – dont l’édition 2010 s’est achevée le 2 mai dernier avec des spectacles mais aussi des ateliers, des stages, des conférences, une exposition photo… – s’affirme (voir par exemple cet article sur le site iloubnan), comme le principal rendez-vous de la danse contemporaine au niveau régional.

Corps politiques : le “printemps de la danse arabe contemporaine” (1/2)
En effet, depuis 2007, BIPOD s’est doté d’une dimension régionale à travers le réseau Masahat (مساحات : Landscapes), qui a intégré, en plus du pôle libanais, des acteurs palestinien (Ramallah Contemporary Dance Festival), jordanien (Amman Contemporary Dance Festival) et syrien (Damascus Contemporary Dance Platform). Depuis 2007, les compagnies étrangères invitées arrivent à circuler – c’est un véritable tour de force – entre les quatre Etats concernés en développant ainsi un véritable réseau régional qui permet les rencontres, les échanges, les découvertes dans un espace qui fait renaître les anciennes circulations au sein des bilâd al-sham (la “Grande Syrie” si l’on veut, ou encore l’ancien “Levant”).

Bien entendu, ce n’est possible que grâce à l’intelligente collaboration des services culturels de plusieurs pays européens (Allemagne, Danemark, Norvège, France…), confirmant ainsi dans leurs noirs soupçons tous ceux qu’effraie le spectacle de ces corps sur scène. Il est vrai également qu’une partie des danseurs arabes qui se produisent résident à l’étranger, là où se trouvent les troupes où ils travaillent. Mais le succès que rencontrent les représentations et le nombre croissant de professionnels travaillant de plus en plus dans leur propre pays sur une “perception contemporaine” (et arabe) du corps, montrent à ceux qui veulent bien le voir que le monde arabe ne vit plus au temps des danseuses orientales (bien souvent étrangères d’ailleurs : voir ce précédent billet), cet équivalent, presque aussi exotique dans l’imaginaire occidental, de la femme “en voile intégral”.

Illustrations : affiches de festivals organisés par Masahat à Beyrouth, Amman et Damas


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