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Tu n'es quasiment jamais là !

Publié le 26 janvier 2010 par Perce-Neige
Tu n'es quasiment jamais là !
L’un part à la chasse et l’autre (au féminin) l’attend pour dîner. C’est un grand classique. Conventionnel à mourir. Chacun-e à sa place, n’est ce pas ! Il y a pourtant un je-ne-sais-quoi qui me touche dans ce texte de Raymond Carver : « Cet après-midi là, une bourrasque soudaine amena des rafales de pluie et les canards jaillirent du lac en gerbes noires pour aller chercher refuge dans de petites mares au creux de la forêt. Il était en train de fendre du bois derrière la maison et il les vit passer au-dessus de la route et piquer sur les marais, de l'autre côté des arbres. Il les regarda défiler volée après volée, les uns par groupes de six, et d'autres - plus nombreux - par paires. Le ciel par-dessus le lac était déjà obscur et voilé d'une fine brume, si bien qu'il ne discernait plus, sur l'autre rive, la silhouette de la scierie. Il activa le mouvement, frappant de toute sa force pour enfoncer le biseau de sa cognée dans les gros rondins de bois sec, les fendant si profondément que les cœurs pourris éclataient. Sur la corde à linge accrochée entre deux pins à sucre, les draps et les couvertures claquaient au vent avec de bruyantes détonations. Il se dépêcha de mettre ses bûches à couvert sous l'auvent du porche avant l'averse. Il lui suffit d'un aller et retour pour tout transporter. - Le dîner est prêt! lui cria sa femme de la cuisine. Il entra et se débarbouilla. Ils parlèrent un peu en mangeant. La conversation roula principalement sur le week-end à Reno. Encore deux jours de travail, puis ce serait la paie, et après ils .fileraient à Reno. Le dîner fini, il gagna le porche arrière et entreprit de ranger ses canards en bois dans un sac. Il s'interrompit en voyant qu'elle était sortie à son tour. Debout dans l'embrasure de la porte, elle l'observait. - Tu vas encore aller chasser demain? Il détourna les yeux et laissa errer son regard en direction du lac. - Tu as vu ce temps? dit-il. Demain matin, ça sera du tout bon, sûrement. Les draps claquaient toujours au vent et une couverture était tombée par terre. Il la désigna de la tête. - Ton linge va se mouiller, dit-il. - De toute façon, il n'était pas sec. Ça fait deux jours que je l'ai étendu, et il n'est pas encore sec. - Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'es pas bien? - Si, si, ça va, fit-elle. Elle réintégra la cuisine, ferma la porte et le regarda de la fenêtre. - C'est seulement que ça m'embête que tu sois tout le temps parti. Tu n'es quasiment jamais là, dit-elle à la fenêtre. Son haleine avait embué la vitre, mais la buée s'effaça aussitôt. Il rentra, posa son sac de canards en bois dans un coin et s'avança vers elle pour prendre sa gamelle. Elle était adossée au placard, les paumes à plat sur le rebord de la paillasse. Il lui toucha la hanche, pinçant le tissu de sa robe. - Attends seulement qu'on soit à Reno, lui dit-il. On va s'en payer une tranche. Elle hocha la tête. Il faisait une chaleur d'étuve dans la cuisine, et elle avait des perles de transpiration au-dessus des sourcils. A ton retour, je me lèverai et je te préparerai le petit déjeuner. - Non, dors. J'aime autant que tu dormes. Il passa le bras derrière elle pour prendre sa gamelle. - Fais-moi une bise, dit-elle. Il l'enlaça. Elle lui mit les deux bras autour du cou et l'étreignit. - Je t'aime, dit-elle. Sois prudent en conduisant. Elle alla à la fenêtre de la cuisine pour le regarder courir jusqu'à son camion à plate-forme. Il bondissait au-dessus des flaques d'eau. Une fois à bord de la cabine, il se retourna vers elle et lui adressa un signe de la main. Il faisait presque nuit et il pleuvait des cordes. »

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