Le XXe siècle
Si l’Inde avait alors une présence établie dans l’imagination française, c’est comme si elle disparaissait avec le XIXe siècle. Le surréalisme et sa volonté de briser les limites mentales, Bergson et ses explorations de la mémoire et de l’intuition, ne semblaient pas s’apercevoir qu’ils touchaient à des thèmes profondément — et anciennement — indiens.
Mais un phénomène tout nouveau se dessine : jusqu’à présent, c’étaient les textes anciens, sanskrits et pâlis surtout, qui avaient parlé pour l’Inde, et autant son passé semblait glorieux, autant son présent était, selon toutes les apparences, prostré dans la décrépitude. Or, voilà qu’on découvre des voix indiennes vivantes, contemporaines, qui témoignent de la continuité de cette civilisation. Quelques grandes figures allaient débarquer en France et en Europe dans les premières décennies du XXe siècle : Râmakrishna et son puissant disciple Vivékananda, grâce aux biographies de Romain Rolland ; Sri Aurobindo, salué par ce dernier, et dont la revue bilingue Arya avait son cercle de lecteurs en France ; Tagore, dont la Gitanjali trouve un traducteur admiratif en Gide ; Gandhi, également traité par Rolland, mais qu’on admire surtout parce qu’on y voit une sorte de saint chrétien orientalisé.
En même temps, si l’on omet un certain nombre d’auteurs moins connus (Magre, Germain...), l’Inde refait surface sous la plume de quelques grands. Henri Michaux s’y rend, en 1931, et nous livre Un Barbare en Asie, qui nous le montre tiraillé entre admiration et répulsion, cette dernière surtout causée par ce qu’il croit percevoir de la réalité sociale du pays ; mais lorsqu’il note que « l’Hindou adore adorer » et qu’il n’est pas de peuple « plus sensible à la sainteté », on sent bien le reflet de ses propres aspirations.
Antonin Artaud lit les Upanishads, le Livre des Morts tibétain, s’intéresse au théâtre oriental, celui de Bali, notamment, ce que reflète Le Théâtre et son double de 1938. René Daumal poursuit cette ligne plus avant ; s’il n’a pas visité l’Inde, il s’en est imprégné au point de maîtriser le sanskrit (il en écrira même une grammaire), de traduire des passages importants de plusieurs textes, dont le Rig-Véda ou la Gîtâ, et d’écrire plusieurs essais remarquablement pénétrants sur l’art et le théâtre indiens, en traduisant et commentant au passage quelques pages du Nâtya Shâstra, le traité d’art dramatique indien. Son Mont Analogue, inachevé, est évidemment sur le thème du mythique et cosmique Mont Méru. Inachevé, car la mort le saisit à l’âge de trente-six ans, en 1944 — sinon nous aurions sans doute eu là le plus fin interprète de l’Inde en France : « Chez nous, on appelle connaissance l’activité spécifique de l’intellect. Pour l’Hindou, toutes les fonctions de l’homme sont tenues de participer à la connaissance. ... Nous disons que connaître, c’est pouvoir et prévoir. Pour l’Hindou, c’est devenir et se transformer. »
L’Inde de Malraux
André Malraux aussi apprend le sanskrit, du moins suffisamment pour lire la Gîtâ dans le texte. Il se rend en Inde à bien des reprises, et fasciné par son art, visite nombre de ses hauts lieux, d’Elephanta à Maduraï ; il se rend aussi à Ceylan et se livre à l’archéologie au Laos. Il ressent profondément la réalité de cette « Inde [qui] appartient à l’Ancien Orient de notre âme », et, qui plus est, sait l’exprimer :
« Il y a dans la pensée de l’Inde quelque chose de fascinant et de fasciné, qui tient au sentiment qu’elle nous donne de gravir une montagne sacrée dont la cime recule toujours ; d’avancer dans l’obscurité à la lueur de la torche qu’elle porte. ... L’opposition la plus profonde [entre Occident et Inde] se fonde sur ce que l’évidence fondamentale de l’Occident, chrétien ou athée, est la mort, quelque sens qu’il lui donne — alors que l’évidence fondamentale de l’Inde est l’infini de la vie dans l’infini du temps : « Qui pourrait tuer l’immortalité ? »
Dans ses Antimémoires, Malraux relate ses échanges avec Nehru, étranges « conversations » où tout le courant semble à sens unique : c’est l’intellectuel français qui tente de convaincre l’homme d’état indien de la valeur de la spiritualité indienne — en vain, car ce dernier, s’il ne dédaigne pas de faire briller un vernis culturel, ne croit au fond qu’à l’industrie et aux plans quinquennaux. Lorsque Malraux explique à l’anti-Pandit que « l’Inde seule fait de la philosophie religieuse la base essentielle et intelligible de sa culture populaire et de son gouvernement national », Nehru bafouille sur l’éthique.
Sources :
L'Inde dans la littérature française, Michel Danino
« L’oubli de l’Inde », Roger Pol-Droit
Victor Hugo et la renaissance Orientale, Régis Poulet