Dans ma rue, ce matin, comme chaque année à la même période, une certaine activité règne.
Des rires rauques, de gros messieurs, en tenue de travail discutent à voix haute, très haute, rient à pleine gorgée. Parmi eux, un homme plus fin, physiquement parlant, tient dans ses mains des documents.
Ils attendent...
La voiture arrive, le camion aux armoiries de la Commune aussi.
De la première en descend un homme pressé, une trousse à outils en main, il est accompagné d'un policier.
Du camion sortent deux armoires à bière, tout d’orange vêtus.
Je comprends enfin, car l’hiver était là, et j’avais oublié. On est début mai, la fin de la trêve hivernale, les huissiers sont débordés, les déménageurs aussi, comme les serruriers.
Tout le monde était là, ceux de l’Administration, ceux de la Justice, le Proprio, la Police. Il ne manque que le principal concerné, le locataire.
L’Homme pressé a déjà forcé la serrure, les objets et meubles, sans valeur marchande, sortent tous seuls de l’appartement. En tout cas c’est l’impression qu’on a, car les Grosses armoires à bière continuent à parler de tout et de rien, à faire un raffut de tous les diables, pour sans doute éviter le Silence qui devrait régner dans pareil cas. Ce silence trotte dans la tête des rares personnes qui regardent encore ce spectacle digne d’un autre temps, il trotte et fait les cents pas dans ma tête.
Une expulsion, sans doute pour que le Proprio récupère son bien, pour qu’il puisse le louer à nouveau et aller s’en retourner à Knokke.
Les objets continuent à sortir et faire la file devant le camion, un Gros leur donne leur place, ils s’y installent, ils se regardent. La télé demande aux chaises qu’est-ce qui se passe. Les chaises vont aux nouvelles à la table à trois pieds. Cette dernière n’en sait guère plus, d’autant que les bouquins qui lui servaient de quatrième patte sont au sol.
Le principal intéressé arrive enfin, l’ex-locataire, futur SDF, est immédiatement mis au courant par un papier remis par l’Huissier. Les Huissiers ne parlent pas beaucoup, ils n’ont pas trop le temps, car leur humanité pourrait prendre le dessus. Ils se mettraient à étrangler les Proprios de Knokke, les serruriers trop habiles…non, les Huissiers sont des surhommes, ils ont une tête plate, ce qui facilite leur sommeil : ils dorment sur leur deux oreilles, à conditions de dormir sur le dos. Les huissiers ont tous dans leur lit deux grosses cales qui les empêchent de dormir sur le côté.
Le futur SDF était un gars sympa, il ne m’a jamais dérangé, depuis deux ans qu’il est dans ma rue, je ne crois pas l’avoir vu un jour à jeun, il était souvent bourré, preuve qu’il devait avoir de sacrés problèmes à couler. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle ses objets sont déportés.
Il ressort de son ancien logement avec un petit sac à dos et un autre grand sac, il va jeter un œil dans le camion, il n’entend pas que la table lui demande de ne pas être séparée des bouquins, toujours sur le trottoir. Il n'est déjà plus un être vivant, comment pourrait-il entendre une table hurler.
Il demande ce qu’il doit faire maintenant, l’Huissier, à tête plate, lui répond que la première chose à faire est de trouver un logement. C’est tout con, c’est simple, il doit trouver un logement, alors que le camion et son chauffeur viennent du CPAS, donc de l’Aide Sociale de l’Administration Communale. Ce même CPAS est censé trouver un logement pour ceux qui n’ont plus rien…
Le futur SDF s’en va, avant tout le monde, c’est vrai qu’il n’a pas trop le temps de trainer, la nuit arrive vite et ce début de mois de mai est plutôt froid, un vrai temps de SDF.
Les autres s’en vont aussi, reste sur le trottoir la quatrième patte de la table, en morceaux car les Gros ont marché dessus quinze fois, et deux matelas, qui contrairement aux autres objets sans valeur marchande, ont eux une valeur marchande négative.
Au suivant...
Photo de Christophe Licoppe, reproduction interdite sans autorisation www.licoppe.be