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« Culture des résultats » ou « culture de l’évaluation » ? Ph. MEIRIEU

Publié le 07 mai 2010 par Perceval

« Culture des résultats » ou « culture de l’évaluation » ?

Nous arrivons ainsi au cœur du problème. Une véritable « culture de l’évaluation » doit développer une attitude réflexive et critique sur « les valeurs » : valeurs des « programmes » et des « actions », valeur des « indicateurs » de réussite, valeur des « résultats », quels qu’ils soient. C’est là où, précisément, se différencient la « culture des résultats » et la « culture de l’évaluation » : la « culture des résultats » totémise les « résultats » et, en particulier, les résultats tels qu’ils sont définis par la hiérarchie. La « culture de l’évaluation » interroge les résultats, se demande le sens qu’ils ont, débusque les biais dus aux outils de mesure et, surtout, confronte ces résultats aux finalités éducatives que doit se donner une société démocratique.

Ainsi, le rapport annexé à la dernière « Loi d’orientation sur l’avenir de l’école » – censuré par le Conseil constitutionnel, mais dont on nous dit qu’il va être réintroduit sous forme de circulaires – introduit-il une « culture de résultats » au sens le plus technocratique qui soit : on nous fixe des objectifs purement quantitatifs, on ne nous dit rien sur le rapport de ces objectifs et des finalités énoncées par ailleurs et, enfin, on ne se prononce nullement sur les moyens par lesquels on peut parvenir à ces résultats : est-il possible, par exemple, de mettre les élèves sous électrodes, de leur faire absorber des produits dopants ou même, simplement, de les soumettre à trois heures de cours particuliers payants par semaine pour obtenir d’eux les résultats souhaités ? À ce titre la « culture des résultats » dénature autant l’École que les Jeux Olympiques dénaturent le sport !

L’éducation d’un sujet n’est pas la fabrication d’un objet

Cela dit, j’ai une autre réserve sur la notion de « résultat » appliquée, de manière générale, à tous les métiers de l’humain, et à l’éducation en particulier : elle contient, en effet, une assimilation implicite entre « éducation » et « fabrication ». L’élève serait « le produit » des actions que l’on exerce sur lui et n’aurait aucune responsabilité dans ses propres résultats. J’entends bien les excès terribles du « C’est de sa faute ! Je n’y peux rien ! »… cette attitude qui renvoie toujours l’échec à la culpabilité de l’élève. Comme vous, cette attitude m’insupporte et j’ai toujours plaidé pour le « principe d’éducabilité » : « Tout élève peut y arriver et, en cas de difficulté, je ne dois jamais désespérer de lui. Je dois, au contraire, toujours inventer de nouveaux moyens, de nouvelles méthodes pour, comme disait Alain, « redonner vie à ses parties gelées »… Je n’ai jamais fini de travailler à rendre le savoir accessible… »

Mais, ce n’est pas parce que j’ai tout à faire que l’autre n’a rien à faire : en considérant la responsabilité comme un gâteau (plus j’en prends pour moi, moins il en reste pour les autres), on ignore la réalité de l’action humaine. Dans cette dernière, en réalité, ma détermination n’abolit pas celle de l’autre, mais la renforce ; ma liberté n’asservit pas l’autre, mais l’engage à exercer la sienne. Quand je cherche tous les moyens pour faire réussir l’élève, je ne l’exonère pas, pour autant, de faire tous les efforts possibles de son côté… Au total, le « résultat » est, tout à la fois, le sien et le mien. En même temps et solidairement. Et c’est pour cela qu’il est difficile de le considérer dans une logique purement comptable. Tout au plus, puis-je considérer ce résultat comme un indicateur, mais qui devra être complété par d’autres, en particulier par des indicateurs qui témoignent de la capacité du sujet à mettre en œuvre sa liberté, à devenir autonome, à prendre des initiatives. Parce que l’éducation est accompagnement du développement d’une personne, elle ne peut être évaluée à la seule aune des « connaissances accumulées » quantifiées et réduites à une échelle sur vingt. Elle doit tenir compte de ces connaissances, mais aussi de leur usage (du transfert de ces connaissances, en particulier, dans des contextes non scolaires) et, enfin, de la capacité du sujet à s’émanciper, à « penser par lui-même », à prendre sa place dans un collectif démocratique… Toutes choses qui ne font pas bon ménage avec la « culture des résultats ».

Des dispositifs à repenser

Un dernier point : si l’on va jusqu’au bout vers une « culture de l’évaluation » telle que je viens de l’esquisser, il faut revoir de nombreux dispositifs existants. Il faut d’abord faire largement redescendre vers les établissements l’évaluation des « résultats » telle qu’elle est aujourd’hui réalisée par le ministère : les établissements doivent pouvoir, par l’intermédiaire de leur Conseil d’administration, expliciter, avec leur projet, leurs indicateurs d’évaluation. On ne peut pas continuer à demander aux gens de faire des projets spécifiques et les évaluer avec des critères technocratiques et normés, indépendamment de ces projets ! Qu’il existe une évaluation nationale est normal et bénéfique : elle doit porter les objectifs nationaux de l’École… et elle reste très largement à concevoir ! Mais il faut que les acteurs se saisissent de l’évaluation de leur projet propre, se donnent les moyens de la concevoir, de l’effectuer correctement et d’en faire connaître les résultats. Il y a là un beau chantier…

Il faut, dans la même perspective, faire évoluer très sensiblement l’inspection. Ce système, hérité de Guizot, est un archaïsme. Il ignore, dans l’immense majorité des cas, le travail en équipe, infantilise les professeurs et confine, le plus souvent, à l’arbitraire. Les inspecteurs devraient, d’abord, continuer tous à enseigner, pour une partie de leur temps, et devraient avoir l’obligation d’inviter systématiquement les professeurs à venir assister à leur classe, non en s’érigeant comme modèles, mais en proposant leurs classes comme lieux d’analyse de pratiques. En réalité, les inspecteurs, de tous niveaux, devraient être transformés en formateurs et rattachés aux Instituts universitaires de formation des maîtres. Ils pourraient, là, participer à une vraie régulation des pratiques, au lieu de se livrer à quelques visites aux effets bien aléatoires. La France s’honorerait en considérant ses professeurs comme de vrais professionnels qui n’ont pas besoin d’être surveillés, mais accompagnés dans leur carrière… On me dit que, justement, c’est ce que font les « bons inspecteurs », mais, alors, qu’on franchisse le pas et qu’on supprime l’inspection…

Lettre à un jeune professeur : Philippe Meirieu


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