Magazine Journal intime

Pharmacienne perturbée

Par Isabelledelyon

Je devais faire quelques achats basiques à ma pharmacie. Il s'agit de la plus grande de Lyon, elle est vraiment immense, sur trois niveaux. Celui du rez-de-chaussée est dédié aux médicaments. Une équipe de 60 pharmaciens tournent pour assurer une ouverture de 8H à 20H. La majorité sont des permanents, salariés de cette pharmacie mais il y a toujours des temporaires pour assurer les remplacements. Je connais tous les permanents, je passe beaucoup trop de temps dans cette pharmacie. Tous m'ont vue avec un foulard sur la tête, un bébé dans une poussette, pendant ma période noire. J'ai toujours des ordonnances pour acheter mes produits à injecter pour mes différents scanner ou irm.

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Sur l'ordonnance du scanner TAP (thoraco-abdomino-pelvien), il est écrit métastases puisque c'est l'objet de surveillance de cet examen. Normalement ces pharmaciens ne réagissent plus, ils semblent habitués, ne manifestent plus de panique, et ne me toisent plus pour évaluer mon âge et mon espérance de vie. La dernière fois que j'en avais fait paniquer un, ça remonte heureusement à un peu plus de trois ans. C'était lorsque je lui avais donné mon ordonnance pour acheter le produit pour une irm cérébrale à la recherche de métastases. Encore un peu et je croyais que j'allais devoir lui donner une chaise pour qu'il s'en remette. Il avait l'air vraiment mal, il n'osait plus me regarder dans les yeux.

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Ce regard fuyant comme je le déteste. Il faudrait qu'on leur apprenne que le cancer ne se passe pas par les yeux, ça se saurait... Et puis eux sont en bonne santé, c'est moi qui devrait être mal...
Comme si c'était facile pour moi de vivre avec ça, avec ces bilans de contrôle qui ponctuent mon existence et dont le compte-rendu peut être si lourd de conséquences.
J'ai pris l'habitude selon ce que je viens acheter de sélectionner le pharmacien auquel je vais m'adresser. Il y a bien 25 caisses ouvertes, reste plus qu'à s'adresser à la personne appropriée pour ma demande. Le choix se fait en fonction de sa réaction attendue, forcément.
Si je viens acheter du dentifrice ou du paracétamol, je vais là où il y a le moins de monde comme il y a toujours au moins 2 personnes attendant à chaque caisse. Je sais que je ne vais faire peur à personne. On me laissera faire mon achat tranquillement.
Si je viens acheter quelque chose en rapport avec mon cancer, je préfère m'adresser à un habitué qui n'a pas peur que mon cancer lui saute à la figure ou que je tombe raide morte devant lui. Même parmi les  permanents, j'ai mon classement. Certains sont vraiment chaleureux, ont toujours un petit mot gentil, prennent de mes nouvelles, n'en font ni trop peu, ni pas assez. Je me sens bien avec eux. J'ai le sentiment qu'ils se soucient réellement de moi et que je ne suis pas une maladie.

Après tout, je ne viens pas acheter du désinfectant quand je récupère ma boîte de produit. C'est bien un révélateur de cancer que j'emporte sous le bras. Et forcément "cancer", ça peut faire peur même à des personnes sensées être là pour nous accueillir et nous conseiller, "métastases" est un vrai laissez-passer. Lorsque j'avais mes rendez-vous avec les médecins experts contrôlant le bien fondé de mes arrêts de travail, il suffisait de prononcer ce mot magique pour qu'ils signent tout ce que je voulais. Ça fonctionne super bien aussi avec mon généraliste, ce mot le met dans un état d'effroi épouvantable. Il n'est pas le seul, c'est plutôt l'inverse qui serait étonnant. Je n'ai pas encore rencontré de personne restant stoïque devant "métastases" et surtout sa signification "cancer généralisé" et leurs pensées associées "elle est foutue". J'ai moi-même mis du temps à appréhender ce terme terrible, maintenant je me permets de "jouer avec" pour remettre les gens à leur place lorsque j'ai le sentiment qu'ils minimisent mon cancer. Je prononce ce mot tout en les regardant droit dans les yeux, je sais que ça leur fait perdre leurs moyens. Je connais l'effet pervers de ce mot terrible.

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Et encore eux ne sont pas associés à ce mot, ils n'ont pas eu un jour une annonce de métastases dans un organe vital. Je vous assure que c'est comme si vous vous preniez une armoire sur la tête, vous pensez que vous ne vous en relèverez jamais, c'est bien pire que l'annonce d'un cancer. On ne meurt pas forcément d'un cancer, s'il n'est pas dans un organe vital, comme le sein. Par contre on meurt des métastases dans un organe vital, cancer de stade IV. Je ne souhaite à personne, pas même à mon pire ennemi d'entendre un jour un tel diagnostic. C'est la mort qui s'invite, tout s'éteint, plus rien n'a d'éclat. On perd espoir, on perd son entrain, on se voit déjà entre quatre planches. On est dévoré par l'angoisse, on n'a plus envie de rien, on étouffe. L'espace se resserre autour de nous comme un étau. On n'a plus envie de rire, de sourire. Tout notre corps est figé, tendu, raide de peur et de chagrin. On ne voit plus rien de ce qui nous entoure, plus rien ne peut capter notre attention. On est perdu dans un brouillard épais, on est seul, on se sent seul. On se sent coupé des autres, interdit de vivre.

Pour en revenir à mes achats...
D'autres pharmaciens font comme si de rien n'était, comme s'ils étaient indifférents, ils le sont peut-être mais ça m'étonnerait. Le cancer ne laisse personne indifférent.
Là, je voulais acheter des bricoles sans rapport avec mon cancer et puis tout à coup, je me suis rappelée que je n'avais pas encore acheté mon petit nécessaire pour ma prochaine perfusion. Toutes les trois semaines, je dois acheter deux flacons de bétadines, un jaune et un rouge. Ils ne sont valables que 2 semaines après ouverture donc je dois les renouveler à chaque fois. Je dois aussi récupérer une petite poche d'eau salée pour rincer mon pac (port à cathéter) après chaque perfusion. J'ai une super ordonnance ne ressemblant pas à une ordonnance, avec de la couleur rouge un peu partout. C'est le Centre Léon Bérard qui gère les chimios à domicile, c'est cette entête que j'ai sur mon ordonnance. Je suis obligée à chaque fois d'aiguiller le pharmacien pour qu'il s'y retrouve sur cette ordonnance destinée aussi à l'infirmier et assez chargée. Je montre en haut "ALD30", ensuite en bas, les deux flacons et enfin la poche d'eau salée. A chaque fois, quand je relève les yeux de l'ordonnance, je vois toujours un pharmacien un peu perplexe devant ce modèle d'ordonnance. Les chimios à domicile doivent les perturber davantage mais en général ils ne montrent rien. Les infirmiers n'ont que des soins palliatifs à domicile, je suis la seule bien portante. De toute façon, je ne fais jamais comme les autres, il faut que je me démarque mais je ne le fais vraiment pas exprès.
Là j'avais choisi la caisse la plus rapide, ne pensant pas brandir mon ALD, j'étais tombée sur une nouvelle, une temporaire.
Lorsque j'ai sorti mon ordonnance, mes explications, elle a voulu faire celle qui n'était pas impressionnée mais ça sonnait faux. Elle me demande "c'est pour vous?" sans me regarder. Je lui réponds "Oui", vite elle me regarde à la dérobée et rebaisse aussitôt les yeux. C'était reparti, j'avais droit au regard fuyant...
Elle met ma carte vitale, elle me précise "je le mets sur votre 100%".
Je voyais bien qu'elle était omnibulée par ce cancer. Elle ose enfin "c'est bien que vous fassiez ça chez vous". "ça" en dit long sur ses pensées mais je remarque qu'elle tente d'échanger avec moi. J'apprécie malgré tout alors je fais un petit effort. Je redoute qu'elle me donne des conseils ou qu'elle me dise qu'elle n'a pas herceptine dans la boutique (on me l'a déjà fait, je vous assure, c'est une chimio livrée par le centre anti-cancer de Lyon, ils ne risquent pas de l'avoir!!!). Je lui précise que ça fait 4 ans que j'ai ces perfusions et que c'est à vie. Évidemment je la regarde moi dans les yeux, je n'ai plus peur de cette réalité. Elle continue de garder les yeux baissés et se donne une contenance en semblant super absorbée par son imprimante. "Ahh" fait-elle. Je n'ai pas envie de la rassurer, je n'ai pas envie de lui dire que je vis très bien avec ça, je n'ai pas envie de me justifier, je n'ai pas envie de lui dire que c'est un cancer du sein, que je suis en rémission. Je n'ai pas envie de parler tout le temps de ce cancer. Je veux mes produits comme toutes les trois semaines et je veux rentrer chez moi. Je ne vais pas mourir, je le sais et j'en ai assez de rassurer les gens.
Et encore, je nous ai épargnées. J'avais une ordonnance pour acheter mon produit pour le prochain scanner TAP de juin mais je n'avais pas envie de continuer cet échange avec elle. Il nous mettait mal à l'aise toutes les deux, j'en avais ma dose. De toute façon d'ici juin, je devrais y retourner acheter mon prochain pack perfusion. J'ai obtenu une grâce, 4 semaines entre deux perfusions. Ben oui la prochaine tombait le jeudi de l'ascension, alors comme mes bilans sont toujours ok, j'ai le droit de demander une ou deux fois l'année, une semaine de plus et je l'apprécie... Et puis là, c'est pour la bonne cause, nous partons mes filles, mon mari et moi, quatre jours à Aix-en-Provence, c'est bien plus agréable comme perspective que de rester à papoter avec mon infirmière pendant une heure sur mon canapé avec mon arbre à perfusion et le froid qui s'installera une heure après dans tout mon corps. Ça ne sera que partie remise mais je compte bien profiter de mon séjour en Provence, dans cette ville que j'affectionne tant avec tous ces paysages peints par Cézanne, le château où est enterré Picasso. Là où j'ai rencontré mon mari, là où nous avons terminé nos études ensembles. La ville aux cent fontaines, aux rues piétonnes, ses façades ocres. Et puis nous allons retrouver des amis, encore des projets comme je les apprécie...

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