Alors que je commence ce billet, je ne sais pas bien où il me mènera, car son sujet est des plus profonds et indéchiffrables pour moi. Le livre commenté ici traite de la délicate question de l’altérité chinoise.
Alors que j’apprends le chinois depuis dix ans maintenant, dont quatre en Chine, j’ai acquis la conviction que la différence culturelle est une épreuve difficile à vivre. Face à cette difficulté, j’observe deux tendances aussi dangereuses l’une que l’autre : universalisme et culturalisme.
- nier la différence. Affirmer que nous sommes tous des hommes libres et égaux, et refuser de s’attarder sur ces écarts qui ne sont que d’archaïques accidents historiques.
- vénérer la différence. La mettre sur un piédestal et la louer, presque comme on adorerait une idole.
Les deux erreurs sont possibles ; je crois que je commets plus souvent la seconde et je connais beaucoup de gens qui s’enfoncent dans la première. Rares sont ceux qui arrivent à placer la différence culturelle de manière juste, équilibrée.
J’avais repéré deux phrases contradictoires (ou difficilement réconciliables) de M Billeter sur ce thème de la différence culturelle.
Une fois un forumiste français sinophile m’a écrit cette formulation :
Les hommes ? Tous pareils, tous différents.
Une formule que je trouve de circonstance.
Venons en au livre maintenant.
Jean-Francois Billeter est un fameux sinologue, dont j’ai apprécié la lecture en particulier dans ses ”études” et ses ”lecons sur le Zhuangzi“
Francois Jullien est normalien, il écrit beaucoup sur le thème d’un “détour d’intelligibilité par la pensée chinoise”. J’ai lu et apprécié plusieurs de ses ouvrages.
Comme le titre l’indique, ces deux auteurs se déchirent. François Jullien a publié une réponse collective à ce livre, publication que j’ai commentée sur ce blog.
Les deux auteurs ont pourtant participé ensemble à des publications comme un numéro spécial de la revue “philosophie” sur la pensée chinoise.
M Billeter distingue page 20 quatre positions possibles des intellectuels chinois dans la relation qu’ils entretiennent avec leur propre culture : les iconoclastes (rejet total), les critiques (compréhension des sources dans un but d’affranchissement), les comparatistes et les puristes (défendant une civilisation chinoise originelle et essentielle, à préserver coûte que coûte). Prises dans cet ordre, les quatre positions vont du plus réformateur au plus conservateur.
M Billeter passe beaucoup d’énergie à démonter la démarche de M Jullien. Mais ses arguments se retournent parfois contre lui. Il affirme que F Jullien généralise la chine en une pensée immuable et fixe, mais lui même résume tout l’exercice du pouvoir chinois, depuis ses orginines et à travers les dynasties et les monarques, en un “despotisme impérial” qu’il n’a de cesse de dénoncer. M Jullien présente une “vision idéalisée de la “pensée chinoise”" ; M Billeter présente une vision satanisée du “despotisme impérial”.
Page 51 M Billeter se contredit sur un problème de traduction. Il propose de traduire le tao par la “technique” dans un passage du Zhuangzi (le nageur de la cascade de luliang) et dans un autre passage du zhuangzi (le boucher ding) sa restitution en francais donne “ce n’est pas la technique qui intéresse votre serviteur, mais quelquechose de plus profond : le tao” (M Billeter propose ici de remplacer le tao par la voie). On voit bien que la première proposition de traduire le tao en “technique” n’est pas correcte. Elle cherche à rendre le texte intelligible plutôt que fidèle, mais finit par le trahir. Mais le discours repart de manière intéressante dans les pages suivantes sur le thème de la polysémie et sur celui de la quête philosophique du sens des mots.
Plus loin, page 58 puis page 82, M Billeter dénonce le “mythe de l’altérité foncière de la Chine”. Nous voilà au coeur du sujet.
J’estime qu’on ne peut rapprocher des textes philosophiques chinois de textes philosophiques occidentaux qu’en posant d’abord qu’ils ont un objet commun, en dégageant cet objet et en examinant de quelle facon il est appréhendé de part et d’autre. Francois Jullien ne se préoccupe pas de l’objet commun. Il pose a priori qu’il a affaire à des univers de langage autonomes, qui diffèrent par leur logique autant que par leur objet, et qu’on ne peut donc comparer que du dehors, en les “mettant en regard”. Mais quand elle n’est plus lestée par aucune expérience commune, cette comparaison se réduit à un jeu gratuit.
Pourquoi ce besoin de se rassurer en partant du commun? Pourquoi ce besoin de “lest”, d’un “objet commun” pour développer le dialogue ? N’est ce pas le signe d’un manque d’assurance ou de respect, ou bien le signe d’une difficulté à se décentrer de son référentiel ? D’une difficulté à lâcher prise sur cette idée qu’on se fait du “commun de l’humanité” ? Dans mon expérience, la conception de “l’universel humain” n’a cessé de s’éroder au contact d’autres civilisations (11 pays d’Afrique, puis la Thailande puis la Chine). Je me rends compte que beaucoup de ce que je voyais comme humain est en fait culturel. Certes cette prise de conscience est un peu douloureuse ; mais on s’y fait et elle est même stimulante. On se retrouve moins en “donneur de leçon” et plus en situation d’apprenti. La relation est beaucoup plus facile.
Voir sur ce thème une longue discussion de forum à partir d’un article qui affirme très maladroitement que “l’altérité de la Chine est une construction de sinologues”.
Pour moi il y a altérité dès qu’il y a pluralité, c’est à dire dès qu’il y a un autre qui a statut de sujet, un autre qui agit de manière plus ou moins autonome. Ma femme est une altérité pour moi. Mes enfants aussi (dans un degré moindre). M Billeter aussi. Un chinois que je rencontre aussi. Et ce d’autant plus qu’il existe entre nous cette différence culturelle dont je soulignais ci dessus la difficulté. L’altérité nous résiste, elle nous use et nous altère. Mais je crois qu’elle nous enrichit en fin de compte.
Plus loin encore M Billeter affirme son credo individualiste.
Pour moi il n’y a rien au dessus de la “personne”, et surtout rien au dessus de deux personnes qui s’entendent par l’usage de la parole et de la raison.
A t il testé son crédo avec des chinois de Chine, des chinois moyen ? Il me semble que bien peu d’entre eux seraient d’accord sans réserve avec cette phrase. La famille, la société, la culture, la nature, la calligraphie, la peinture, voilà beaucoup de choses qui dépassent la personne, me semble t il déceler dans des conversations ou lectures ici à Shanghai.
L’auteur conclut par un appel à la destitution (ou au dépassement) de ce qu’il appelle « despotisme impérial » au profit de l’émancipation de la personne.
Là encore, bien peu de gens ici en Chine semblent disposés à cela aujourd’hui, dans les termes de M Billeter. Il me semble lire chez lui un projet politique (ou un rêve politique ?) dont les germes observables en Chine ne préfigurent en rien de la finalité et des formes affirmées par M Billeter.
Le livre reste très enrichissant et intéressant à lire.