Comme en témoigne ma chronique sur la burqa, je pensais avoir des dispositions particulières pour le maniement enjoué de la mauvaise foi la plus absolue. C'était sans compter sur les talents dont vous fîtes preuve lundi dernier, en tant qu'invitée de l'émission « Mots croisés » d'Yves Calvi. Sujet de la seconde partie de l'émission : où en sont les femmes ? (en matière d'égalité vis-à-vis des hommes).Au côté d'Elizabeth Badinter, de Françoise Gri (PDG de Manpower France), de Rachida Dati et de David Abiker (journaliste), vous étiez venue défendre la cause des dames et donner votre point de vue sur leur situation à l'aune des conclusions des Etats généraux de la femme organisés par le magazine ELLE. Magazine dont vous êtes la rédactrice en chef.
S'il fallait faire une très brève synthèse de ce que j'ai retenu de l'émission, je dirais :1) qu'au regard des piètres résultats obtenus, Madame Badinter s'est montrée dubitative quant à l'efficacité des mesures visant à imposer des quotas de représentativité ;2) que le triste constat d'une inégalité persistante a fait en revanche l'unanimité parmi les personnes présentes. Disparités liées à la rémunération ou préjudices professionnels engendrés par la maternité, de nombreux progrès restent à faire. Je me suis toutefois interrogé sur la crédibilité de certains des moyens mis en œuvre pour changer les choses, quand Yves Calvi, en toute fin d'émission, a évoqué le chapitre "Changer les représentations pour combattre les stéréotypes" du livre blanc de ELLE En bon journaliste, faisant référence aux "mérites des crèmes anti-âge" et aux "photos de femmes objets toutes les trois pages" qui s'affichent dans votre magazine, Yves s'est demandé s'il n'était pas un tantinet compliqué d'assumer cette "dualité".
Votre réponse fut éloquente :
"Absolument. J'assume à 100% et vous avez raison c'est une dualité - certains appellent ça un paradoxe - mais les femmes sont également complexes et multiples dans leur façon d'être et d'aborder ce qu'est la question du féminin, de la féminité et de leur place dans la société, et je pense qu'un magazine féminin réunit des choses qui sont complémentaires (...) Vous avez raison, il y a des archétypes du féminin dans un magazine féminin, dans les représentations de la femme ; il y a aussi beaucoup de choses qui sont là pour déconstruire les stéréotypes et qui sont là pour pousser les femmes, les valoriser, leur donner envie de s'affirmer et d'être dans une projection positive d'elles-même".Quelques instants plus tard, répondant au scepticisme d'Elizabeth Badinter qui expliquait, en gros, qu'en matière de déconstruction de stéréotypes, la mise en exergue de mannequins anorexiques portant du 34 pouvait prêter à sourire, vous expliquiez que « la mode a toujours été portée par des filles très minces (...) Tant que les créateurs fabriqueront des vêtements dans des prototypes qui sont dans la taille 36, nous on travaillera pour montrer les tendances et les vêtements des créateurs avec ces vêtements-là ».J'en déduis que votre capacité à lutter contre plusieurs siècles de déplorables habitudes phallocrates n'a dégale que votre incompétence quand il s'agit de vous opposer aux visions giacomettesques de quelques créateurs adeptes de festins à base de yaourt nature. Au singulier.Me trompe-je ? J'ai tendance à penser que rejeter la responsabilité de l'avènement de certains stéréotypes féminins sur les exigences filiformes des grands couturiers ne vous exonère pas, chère Madame, de vos propres turpitudes. Cette posture désinvolte me rappelle étrangement les comportements récents de certains hommes politiques Islandais dont « l'extrème négligence » fut mise en évidence lors de la publication du rapport au sujet des origines de la crise de 2008.
« C'est pas moi, c'est les banques ! »avait proclamé l'ancien premier ministre Geir Haard.
« C'est pas ELLE, ce sont les vilains créateurs de la mode »,avez-vous expliqué en substance à vos interlocuteurs de lundi.Autant suis-je malgré tout tenté de croire en votre sincérité pour la cause que vous portez, autant votre réthorique sur la femme "complexe" me semble-t-elle douteuse. S'agirait-il d'une forme inédite d'hypocrisie inconsciente ? Défaut bien involontaire qui vous aura conduit à user d'un truisme - la complexité de la femme - pour justifier une prétendue "dualité", de mon point de vue plutôt caractéristique d'une propension avérée à l'opportunisme.Je confesse être aussi à l'aise avec ce mélange assumé des genres qu'une Brigitte Bardot l'eut été, si elle avait dû défendre, main grandiloquente sur le cœur et quenotte affligée sur le front, le massacre des bébés phoques, une zibeline sur le paletot.Votre démarche me paraît procéder de la même logique.Car elle tend à nier l'impact de "l'exemplarité fondamentale" que vous appeliez pourtant de vos vœux lors de l'émission. Quelle crédibilité peut offrir un leader d'opinion qui prône la préservation d'une certaine image de la femme et fait en même temps, depuis plus de 60 ans, l'apologie d'une certaine femme : normée, superficielle, inaccessible ? Vous fustigez d'une main l'inertie machiste de notre société et contribuez à promouvoir une féminité soumise de l'autre.Il existe des stratégies dont on peine à comprendre qu'elles puissent être assumées "à 100%". Le combat est juste. Mais l'inconséquence de certaines de celles qui le défendent permettra-t-elle de le mener à son terme ?
"A quoi êtes-vous bonne ?"Seul un esprit tatillon comme le mien aurait pu par exemple s'offusquer de trouver un jour dans le même numéro de votre magazine, un sujet sur la dignité de la femme et la disparition souhaitée de la burqa, et un psycho-test sur le thème : "A quoi êtes-vous bonne ?". Profils proposés en fonction des réponses données par les lectrices :
A tout faire, à marier, à rien ou tout simplement booonne ?Reprenez-moi si je fais erreur.Il arrive dans la vie que certains détails créent des malaises dont on peine à expliquer l'origine ; sentiment trouble et confus d'une anomalie qui dérange. L'espace d'un instant, cet amalgame fit naître en moi comme le vague et coupable sentiment de ripailler dans un camps de réfugiés de Médecins sans frontière.
L'expérience est déplaisante, je vous l'assure.À quand un reportage sur l'excision des petites filles en Afrique, entre un encart pour les rasoirs Gillette et un publi-rédactionnel pour LastMinute.com vantant le charme de Mogadiscio, capitale d'un pays friand des mutilations génitales féminines ?
J'en conclus qu'après tout, la quête d'un bon chiffre d'affaires n'exclut pas l'étalage concomitant de ses bons sentiments.
Indécent diront certains ?
Mais l'humanité se soucie-t-elle encore de décence ou de dignité ? On ne s'étonne plus de croiser chaque jour la détresse en bas de chez soi. Il n'y a rien de plus anodin que de s'enfermer une semaine dans un magnifique hôtel-club de St Domingue, avec vue sur la misère haïtienne. Et n'observons-nous pas les aberrations répétées de quelques milliers de "financiers" mégalomaniaques et cupides, avec la sérénité d'un commandant regardant sombrer son navire ? Si les gouvernements du monde tolèrent, avec notre bénédiction tacite, que les mêmes causes produisent indéfiniment les mêmes détestables effets, il n'y a véritablement aucune raison de voir une quelconque contradiction dans le modèle économico-philanthropique que vous prônez.Il est parfaitement vain et naïf de s'offusquer de cette proximité incestueuse entre éthique et marketing. Entre morale et dividendes.L'appât du gain, la recherche de profits ne sont-ils pas les dénominateurs communs de toutes les activités marchandes de notre planète ? Acceptons-en l'augure et fermons sagement nos clapets en vous écoutant nous vanter avec la verve d'une oratrice exaltée les mérites d'un magazine qui a su concilier son « militantantisme » avec les exigences de la rentabilité.Je saurais dorénavant qu'il n'est pas incongru d'accorder sa confiance à un membre d'Amnesty International qui pointe chez EADS.
Dans la rubrique Société, coincée entre Mode, Beauté, Minceur, People, Cuisine, Déco, Loisir, Bio, Love & sexe, Astro, Maman... voici la façon dont le site web de votre magazine concluait l'un des débats organisés autour des "diktats" dont sont victimes les femmes :
"Minceur, beauté, jeunisme... Les femmes ont des complexes et accusent non seulement les hommes, qui veulent une femme parfaite, mais également les magazines féminins, accusés de véhiculer un idéal difficile à atteindre".À défaut de chercher à lutter contre l'influence incontournable des créateurs de mode, suivrez-vous les exortations des femmes qui vous lisent et que vous avez sollicitées ?Je m'empresse de vous rassurer. Quoi que vous envisagiez pour l'avenir, je suppute que ce rendez-vous hebdomadaire restera pour les femmes (mais aussi pour les hommes !), ce que Téléfoot est aux habitudes masculines dominicales : un plaisir qui confine à l'addiction.
Les compromissions équivoques des défenseurs de la femme scelleront peut-être la crédibilité de leurs efforts dans le tombeau de revendications pourtant légitimes, mais les ventes de votre magazine continueront leur ascension.
N'est-ce pas là l'essentiel ?
Sources
. photo Valérie Toranian empruntée à Omega TV (www.omegatv.tv)
. photo de l'ange blond s'avançant vers moi, empruntée à moi-même !
Article publié le 13 mai dans la rubrique Chroniques d'abonnés du Monde.fr