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Tertullien, Le Traité "Aux Martyrs", avec le commentaire du Père S. Pinckaers 4

Publié le 19 mai 2010 par Walterman

IV. «La chair est faible et l'esprit est prompt;» le précepte du Seigneur nous l'apprend. Gardons-nous donc de nous flatter, puisque la chair est faible, de l'aveu même du Seigneur. Mais en nous déclarant aussi que «l'esprit est prompt,» il a voulu nous montrer lequel des deux doit être soumis à l'autre, c'est-à-dire, que la chair doit obéir à l'esprit, le plus faible au plus fort, afin que la faiblesse de l'une se fortifie de la vigueur de l'autre. Ainsi donc que l'esprit s'entretienne avec la chair pour leur salut commun, non plus des privations de leur cachot, mais du combat qui va se livrer. Sans doute la chair appréhendera le glaive pesant, la croix qui lui ouvre ses bras, la rage des bêtes féroces, les flammes si cruelles d'un bûcher, et tout ce que l'ingénieuse barbarie des bourreaux peut inventer de supplices. Mais l'esprit, venant au secours de ses défaillances, lui représente que ces tortures, quelque cruelles qu'elles soient, ont été souffertes, que dis-je? ont été recherchées volontairement, dans l'intérêt d'une vaine gloire ou d'une renommée éphémère, non-seulement par des hommes, mais même par des femmes, afin de vous apprendre par là, servantes de Jésus-Christ, à vous montrer dignes de votre sexe.  

Il serait trop long de citer ici tous ceux qui, entraînés par leur courage, se percèrent de leur épée. Parmi les femmes, la première que je rencontre, c'est Lucrèce, qui pour venger l'outrage qu'a subi sa pudeur, se poignarde en présence de tous ses proches, et s'immole à la gloire de la chasteté conjugale. Un Mutius Scévola brûle sa main sur un autel, afin que la postérité célèbre sa grandeur d'âme. Les philosophes n'ont pas fait moins. Heraclite se brûle après s'être enveloppé d'un immonde fumier; Empédocle s'élance dans le gouffre embrasé de l'Etna. N'a-t-on pas vu tout récemment Pérégrinus finir volontairement ses jours sur un bûcher? Mais voilà qu'un sexe timide affronte les flammes; Didon, pour n'être pas contrainte de subir de secondes noces après un époux tendrement aimé; l'épouse d'Asdrubal, qui, à l'aspect de son mari implorant la clémence de Scipion sur les ruines fumantes de sa patrie, se précipite avec ses enfants dans l'incendie de Carthage. Régulus, général romain, ayant été fait prisonnier par les Carthaginois, plutôt que de renvoyer à Carthage une multitude de captifs en échange d'un seul Romain, se remet lui-même au pouvoir de l'ennemi, et se laisse enfermer dans une cage étroite et armée d'aiguillons, où il souffre autant de morts qu'il est percé de fois. Enfin, la femme elle-même se joue avec les aspics et les serpents, mille fois plus redoutables que les ours et les lions. Cleopâtre ne livre-t-elle pas son bras aux reptiles, pour ne pas tomber vivante aux mains de son ennemi?

---- C'est moins la mort que les tortures qui m'épouvantent, répondez-vous.

---- Dites; a-t-elle cédé au bourreau, la courtisane d'Athènes, qui, plutôt que de révéler le nom des complices, broya sa langue sous ses dents et la cracha au visage du tyran qui essayait par les supplices de lui arracher son secret, afin de lui apprendre par là qu'il aurait beau prolonger les tortures, il n'y gagnerait pas davantage? Qui ne connaît pas lu flagellation qui se pratique aujourd'hui encore à Lacédémone avec une grande solennité? La, dans un sacrifice, au pied de l'autel, des jeunes gens de distinction sont battus de verges en présence de leurs parents et de leurs proches, qui les encouragent à persévérer jusqu'à la fin. Le triomphe le plus glorieux, c'est que l'aine succombe à la flagellation avant le corps. Si donc la gloire terrestre peut inspirer à l'âme et au corps assez de vigueur pour mépriser le glaive, la croix, les bêtes féroces, les tortures, afin de recueillir quelques louanges humaines, avouons-le, «les souffrances de la vie présente sont peu de choses en comparaison de la gloire céleste et des récompenses divines.» Si l'on poursuit avec tant d'ardeur le verre, que sera-ce des perles! Qui refuserait de faire autant pour la réalité que les autres pour des chimères?


IV. Le combat à mener par l'esprit soutenant la chair

L'exhortation repart de la parole du Seigneur dont les martyrs font l'expérience : « L'esprit est prompt, mais la chair est faible » (Mt 26, 42). Tertullien ne veut pas que cette parole devienne éventuellement une excuse pour leur faiblesse, et il en donne une interprétation qui correspond à son dessein : le Seigneur voulait indiquer par là que c'est le plus faible, la chair, qui doit servir le plus fort, c'est-à-dire l'esprit, lequel lui communique sa force en se préparant au combat.

Pour montrer comment l'esprit peut l'emporter dans les tourments et la mort, malgré les craintes de la chair, Tertullien cite une série d'exemples d'hommes et de femmes célèbres dans l'Antiquité. Voici une brève présentation historique de chacun de ces cas.

Lucrèce : fille de Spurius Lucretius, préfet de Rome, épouse de Tarquin Collatin. Selon la tradition rapportée par Tite-Live, elle fut déshonorée par Sextus, fils de Tarquin le Superbe, et se donna la mort sous les yeux de ses proches en leur demandant vengeance. Ce drame aurait provoqué le renversement de la royauté et l'établissement de la république.

Didon : placé par Virgile au temps de l'Énéide et de la guerre de Troie, elle se précipita sur un bûcher et s'y frappa d'un poignard pour échapper aux poursuites d’Iarbas, un roi local qui voulait la forcer au mariage.

Mucius Scaevola (IIe siècle av. J.-C.) dont le nom signifie gaucher. Prisonnier, il se laissa brûler la main droite sur un brasier et effraya les ennemis par son courage.

Héraclite d’Ephèse (débuts du Ve siècle av. J.-C.), philosophe célèbre. Accablé d'infirmités précoces, il se laissa mourir de faim à l'âge de 60 ans. Son humeur misanthrope avait fait dire de lui qu'il pleurait toujours.

Empédocle d'Agrigente (+ 430 av. J.-C.) se serait donné la mort en se jetant dans le cratère de l’Etna.

Peregrinus Proteus : philosophe cynique, quelque temps chrétien avant de prendre le manteau de philosophe. Chassé de Rome pour avoir déclamé contre Marc-Aurèle, il se rendit en Grèce et se brûla solennellement aux jeux olympiques de 165. Lucien a écrit La mort de Peregrinus, en 169, pour ridiculiser l'école cynique et le christianisme.

Regulus Marcus Attilius (+ 250 av. J.-C.). prisonnier des carthaginois, libéré sur parole pour aller négocier à Rome un échange de prisonniers, il dissuada les Romains de conclure une paix honteuse et revint volontairement se constituer prisonnier selon ses engagements. il périt dans les supplices.

Cléopâtre enfin, la célèbre reine d'Egypte, voyant qu'Octave, le futur Auguste, voulait l'emmener pour figurer dans son triomphe à Rome, se donna la mort en se faisant piquer au bras par un aspic, à l'âge de 36 ans (30 av. J.-C.).

Tertullien ne rapporte pas ces exemples connus pour donner aux chrétiens des modèles, qu'il aurait tiré à meilleur escient de l'Ecriture, mais sur la base d'un argument a fortiori : si ces hommes et ces femmes ont accepté, pour la louange et la vaine gloire humaine, la mort ainsi que les tourments, ceux-ci ne devront-ils pas paraître bien peu de choses aux chrétiens qui recherchent une gloire céleste et une récompense divine ? Si ces païens ont tant payé pour une perle en verre, combien plus les chrétiens doivent-ils être prêts à donner beaucoup plus pour une perle véritable. Nous avons ici une vive expression du courage chrétien appelé, devant les souffrances et la mort, à dépasser le courage humain, malgré la faiblesse de la chair.


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