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Beau travail : Eloge du Carburateur

Publié le 19 mai 2010 par Vonsontag

9782707160065.JPGIl y a un truc qui m'a toujours questionné – enfin, toujours, depuis le collège au moins – c'est la raison pour laquelle la part de la population active employée dans le secteur tertiaire – services, consulting, etc. - est considérée comme un indicateur déterminant du taux de développement d'un pays. En gros, plus une nation produit de richesse tout en s'appliquant à fabriquer ou à faire pousser le moins de choses possible, plus elle est considérée comme évoluée (on dit développée ou émergée quand on est poli). J'ai beau y réfléchir, je ne comprends pas. Mais bon, faisons comme si ça allait de soi.

Autre chose, du même ordre peut-être : mes deux parents sont issus d'un milieu agricole et ouvrier pour l'une, d'une famille de petits artisans ou commerçants pour l'autre. Pourtant, quand j'étais adolescent et que l'éducation académique qui m'était dispensée dans les collèges privés que j'ai fréquenté avec un manque d'assiduité qui relevait de la clinique me rebutait par trop, je les entendais me dire : « ça n'est pas grave. Même si tu fais un métier manuel, du moment que tu es heureux... ».

Il y avait visiblement un problème avec les métier manuels. Mais lequel ?

Il se trouve que Matthew B. Crawford s'est posé les mêmes questions que moi. Mais comme Matthew B. Ceawford est plus perspicace, obstiné, opiniâtre et talentueux et cultivé que moi, il a fait autre chose qu'élaborer des théories à deux balles pour répondre brièvement à la question : il est allé voir.

Matthew B. Crawford, donc, est mécanicien. De motos. Il répare ou restaure des motos, anciennes de préférence, dans un atelier, à Richmond, je crois, en Virginie.
Auparavant, il a fait des études. De longues études de philosophie politique qui l'ont mené jusqu'à un doctorat, puis au poste de directeur d'un think tank spécialisé dans les questions pétrolières. Mais il s'est bien ennuyé dans son fauteuil de cuir, ennuyé au point de considérer son salaire comme un dédommagement destiné à lui faire oublier la profonde inutilité de ses journées. Alors Matthew B. Crawfod a démissionné de son poste, quitté son costume et enfilé un bleu de chauffe pour ouvrir en compagnie d'un associé un atelier de mécanique.

Mais la question demeurait. Pourquoi, alors que ses jeunes années durant, il avait œuvré en tant que mécanicien amateur et électricien professionnel, a-t-il toujours considéré ses études académiques comme plus valorisantes que l'expérience acquise devant ses moteurs graisseux ou ses tableaux électriques ? Pourquoi la société américaine elle-même considère-t-elle d'un si mauvais œil ses travailleurs manuels et propage-t-elle cette croyance en des lendemains dominés par une économie de la connaissance triomphante ? Et cette question en posait d'autres : pourquoi trouve-t-il, lui, dans l'exercice de cette profession de mécanicien, un plaisir du travail bien fait qui lui avait jusque là échappé. Pourquoi parmi tant de sages rencontrés, avait-il élu ses favoris parmi ceux dont les ongles étaient invariablement couronnés de noir ?

La réponse à la première question tient certainement dans le chapitre que le livre consacre à l'apparition du Taylorisme, puis du Fordisme, dans le système de production industriel américain. En distinguant et en séparant les tâches de conception et de production, les industriels ont contribué à créer deux classes là où auparavant il n'y en avait qu'une. L'artisan polyvalent à laissé la place à l'ingénieur et à l'opérateur de production – que dans des temps reculés on a appelé « ouvrier ». Ce dernier auquel on avait retiré toute latitude créatrice s'est vu cantonné à des tâches d'exécution alors que le premier, vêtu d'une immaculée blouse blanche (white collar vs. blue collar) laissait son prodigieux esprit admirablement formé aux disciplines de la production rationalisée, construire le monde de demain. Ainsi s'est formé le mythe d'un intellect froid triomphant de la brute force de production manuelle.

Quand aux questions suivantes, concernant le chemin psycho-socio-philosophique (non, pas Paolo Coelho !) qui a mené notre ami Matthew à ce radical changement de mode de vie, la réponse et autrement plus complexe puisqu'elle occupe près des deux tiers du bouquin, convoquant aussi bien Aristote et son goût de la chose en soi que Kant, Heidegger dont on connaît le peu que goût pour la technologie, Descartes qu'il présente comme le père de l'aliénation par la pensée rationnelle déconnectée de l'expérience et une flopée de philosophes analytiques américains peu lus sous nos latitudes. A ceux-ci s'ajoutent psychologues du travail, cogniticiens, sociologues, linguistes, sémiologues, pédagogues, écrivains et les deux inévitables, Robert M. Pirsig, un peu moqué pour sa mystique de la mécanique comme métaphore d'un monde compréhensible et beaucoup loué pour sa clairvoyance et John Muir dont l'ouvrage How to Keep Your Volswagen Alive : A Manual of Step-By-Step Procedures for the Compleat Idiot devrait figurer dans la bibliothèque de tout lettré qui se respecte.

Tout ce beau monde est donc convoqué avec modestie et respect pour tenter d'apporter un éclairage synthétique et abordable sur ce qui est à l'œuvre dans notre goût pour le faire, sur ce qui nous manque quand nous pensons sans accomplir (à mon sens l'acte d'écriture est un accomplissement), sur l'aliénation du travail sans but concret. A ceci s'ajoute une mise en perspective assez passionnante des enjeux de légitimation sociale de ces travailleurs moulins à vent, producteurs de concepts abscons et nouveaux parangons de l'efficacité professionnelle.

Je ne suis pas certain que la conclusion de ce livre soit très optimiste en ce sens qu'elle fait du choix d'une profession manuelle une voie ardue et ingrate. Pour intellectuellement justifiée qu'elle soit dans les pages de l'essai, la vie de travailleur manuel, si elle est issue d'un choix délibéré, se bâtit sur une décision personnelle, marquée des sceaux de l'idéal et de l'honnêteté envers soi-même... et peut-être d'une certaine forme de snobisme...

Il y a malgré tout longtemps que je n'avais pas lu essai aussi enthousiasmant et clair. Limpide même, convoquant sans gêne aucune le prof de mécanique à la table des plus fameux penseurs pour y dialoguer du sens de notre vie au travail (travail qui occupe quand même un bon tiers de nos vies). Une fois la lecture achevée, j'avoue m'être longuement interrogé sur la pertinence de mes choix professionnels. J'ai même un temps envisagé de faire moi aussi ma révolution copernicienne et changer de perspective. Malheureusement pour moi et heureusement pour l'ars mechanica, un rapide tête à tête avec le boîtier relais de l'alimentation électrique de ma moto m'a remis les idées en place. Le lundi suivant, je reprenais ma place devant mon clavier... Dans une autre vie, peut-être...

Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford, La Découverte, 2010

http://i338.photobucket.com/albums/n432/vonsontag/Motos/matthew-b-crawford.jpg

Matthew B. Crawford dans son atelier (image : New York Times)


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