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Les droits de liberté d’expression valent “sans considération de frontières” (CEDH, 20 mai 2010, Cox c. Turquie)

Publié le 22 mai 2010 par Combatsdh

Interdiction d’entrée sur le territoire turc pour avoir tenu des propos critiques sur les questions arméniennes et kurdes

  par Nicolas Hervieu

Une ressortissante américaine qui enseigna dans les années 1980 à l’Université de Gaziantep (Sud de la Turquie) fit l’objet à cette période d’une décision d’expulsion du territoire turc et d’une interdiction d’y revenir au motif qu’elle avait indiqué à ses étudiants et collègues que la Turquie avait massacré les arméniens et détruisait la culture kurde. Elle quitta cependant d’elle-même le territoire et y revint plusieurs fois ensuite. Elle fut cependant arrêtée en 1989 alors qu’elle distribuait des tracts contre le film « La dernière tentation du Christ » et fut expulsée. Puis lors d’un séjour en 1996, l’interdiction de revenir sur le territoire turc fut mentionnée sur son passeport. Les recours formulés contre cette interdiction devant les juridictions turques restèrent sans succès.

Alors qu’elle fut saisie d’un grief relatif à l’article 9 (Liberté de pensée, de conscience et de religion), la Cour européenne des droits de l’homme estime plus “approprié d’examiner cette requête uniquement du point de vue de l’article 10” (Liberté d’expression - § 23). En effet, la Cour relève que l’intéressée “ne se plaint pas de ne pas être autorisée à rester ou à vivre en Turquie mais plutôt que les opinions exprimées par le passé ont incité les autorités turques à lui imposer une interdiction permanente de revenir” sur le territoire (§ 27).

En adoptant cet angle de vue, déjà utilisé dans la jurisprudence strasbourgeoise (§ 29 - V. une autre affaire citée ici comme exemple où fut utilisée une approche relativement similaire - Cour EDH, 2e Sect. 3 février 2009, Women On Waves et autres c. Portugal, Req. n° 31276/05 - Actualités Droits-Libertés du même jour et CPDH 4 février 2009), la Cour peut contourner l’absence d’un “droit [conventionnel] des étrangers à entrer ou rester dans un payset examiner la décision litigieuses des autorités turques à la lueur des exigences de la liberté d’expression dès lors que “le contrôle de l’immigration doit s’exercer de manière compatible avec les obligations de la Convention(§ 27). La qualification de ces mesures d’interdiction du territoire en ingérence au sein de la liberté d’expression est d’ailleurs renforcée par le principe - classique - selon lequel “les droits reconnus à l’article 10 valent ‘sans considération de frontières’ et aucune distinction ne peut être tracée entre la protection de la liberté d’expression des nationaux et celle des étrangers” (§ 31).

Au stade suivant du contrôle de la conventionalité de cette ingérence et en particulier de sa nécessité dans une « société démocratique », la Cour identifie assez nettement une violation de la liberté d’expression. Outre qu’”aucune poursuite pénale ne fut initiée contre” la requérante lorsque exprima des “opinions controversées concernant, notamment, les questions kurdes et arméniennes (§ 41), les juges strasbourgeois énonce surtout que ces opinions “touchent des sujets qui continuent d’être l’objet des débats passionnés non seulement en Turquie mais aussi dans l’arène internationale [… Mais si] les opinions exprimées sur ces questions par une partie peut parfois offenser l’autre partie […] une société démocratique exige de la tolérance et d’ouverture d’esprit face aux propos controversés(§ 42 - « The opinions expressed by the applicant related to topics which continue to be the subject of heated debate, not only within Turkey but also in the international arena, with all those involved voicing their views and counter-views. The Court is aware that the opinions expressed on these issues by one side may sometime offend the other side but, as pointed out above, a democratic society requires tolerance and broadmindedness in the face of controversial expressions »).

En conséquence, la Cour réfute l’argumentation turque selon laquelle les positions de la requérante seraient “nuisibles à la sécurité nationale” (§ 43) et indique fermement qu’une interdiction de territoire fondée sur de tels motifs visait à “réprimer sa liberté d’expression et à étouffer l’expansion des idées” (§ 44 - «  the ban on the applicant’s re-entry into Turkey was designed to repress the exercise of her freedom of expression and stifle the spreading of ideas »).

Partant, la Turquie est condamnée à l’unanimité pour violation de l’article 10.

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La requérante enseignait au Middle East Technical University (Ortadoğu Teknik Üniversitesi) avant d’être expulsée et interdite du territoire turque pour avoir défendu la cause kurde et arménienne.

  • Norma Jeanne Cox c. Turquie (Cour EDH, 2e Sect. 20 mai 2010, Req. n° 2933/03) - En anglais

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Actualités droits-libertés du 20 mai 2010 par Nicolas Hervieu

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