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Le syndrome de l’A15

Par Arielle

Le syndrome de l’A15L’heure, le temps, le réveil. Chaque matin, j’ai rendez vous avec la pointeuse. Qu’il neige ou qu’il vente, elle reste exactement implacable. Elle n’est pas vieille et pourtant manque de souplesse. L’heure, le règlement, le travail.

Cinq heures trente, six heures…. Je me lève d’un bond, je suis en retard. Les yeux à demi clos, je stresse déjà, je fais tout et n’importe quoi, je me dépêche, je n’y arrive pas. L’horloge, les embouteillages, l’énervement. Mon petit déjeuner tente de me secouer, en vain. Les clips vidéo défilent à la télé, puis les informations. Mince ! Il est six heures quarante. Je me hisse avec lenteur et lourdeur hors de mon canapé : il faut que je prépare ma gamelle. Mais qu’y a-t-il donc dans le réfrigérateur ? Ah ! Un reste de salade, une côte de porc à la moutarde, du fromage. Bon, ça fera l’affaire. Je ne dois surtout pas oublier les petits gâteaux, j’aime bien grignoter dans la voiture, ça passe les nerfs lorsque je suis bloquée parmi les centaines d’automobiles et que le compteur tourne à une vitesse affolante. Il est bien le seul à avancer.

J’allume le chauffe eau pour prendre ma douche et profiter un peu de la chaleur sur mes vieux os. Me dérouiller, me débarbouiller, gestes essentiels pour bien démarrer. Et voilà pas qu’au beau milieu de mon plaisir matinal, je tombe en panne de gaz. Les larmes me montent aux yeux et se confondent avec les gouttelettes encore perlant sur mon visage. J’enfile un peignoir et c’est les cheveux mouillés, bravant la nuit et le froid, que j’use de ma clef anglaise pour dévisser le détendeur. Je retourne finir ma toilette. Je suis de plus en plus en retard et je sais que je vais avoir des problèmes. J’enfile mes chaussettes et mon parka. Ma petite auto me tend les bras. Elle est gelée, elle aussi, il faut que je gratte le pare brise, que j’évacue cette buée qui traîne encore d’ailleurs sous mes lunettes. Tard, trop tard, il est trop tard ! Pourvu que ça roule, pourvu qu’il n’y ait pas d’accrochage sur l’autoroute, pourvu….. Mon Dieu ! Je prie. Je suis obligée d’aller lentement pour sortir de mon terrain de camping sinon la gardienne grogne. Je suis ralentie par le chemin caillouteux et bosselé. C’est la sente des agriculteurs qui n’ont cure de mes frayeurs. Ils passent aisément avec leurs tracteurs.

 J'arrive enfin près de l’école. Mon petit village est très agréable avec ses rues étroites et ses vieilles pierres. Qui dit ruelles, dit qu’au moment de la rentrée des classes, il y a forcément un bouchon pour laisser passer les p’tits bouchons. C’est pour la bonne cause, alors je patiente et me régale de toutes ces petites bouilles encore endormies mais prêtes à assumer leur journée de travail, elles ! Puis je me mets à la recherche du temps perdu et file tout droit jusqu’au carrefour, tout en bas, là où la civilisation semble sortir d’on ne sait où. Oh la la ! Il y a du monde ce matin : impossible de franchir le croisement. Ca défile à droite, ça défile à gauche. Pas de répit, brouillard, retard. Pas de courtoisie non plus, chacun se presse.

J’avale les quatre kilomètres restant, ne prenant même pas une toute petite seconde pour admirer la campagne. Me voici au rond point fatidique : celui qui me mènera tout droit sur l’A15. On avance, on avance, on avance ! Ouf, la voie express semble dégagée. J’ai bien récupéré au moins, cinq bonnes minutes si précieuses. J’enquille l’autoroute, tente de me déporter sur la troisième file, évitant ainsi le blocage vers Eragny. Je me fais de belles frayeurs, les gens au volant, sont si dangereux. La vitesse, la peur, l’angoisse, sans compter cet énergumène qui me colle au train, s’imaginant que ma Clio va trouver des ailes. Le pas à pas passé, je me repose un peu. La voie est libre, j’entame les gâteaux secs. Juste après la station d’essence sur ma droite, je lis le panneau lumineux fixé en hauteur « A15 > A86 : une heure trente – A15 > D7 : bouchon ». Je n’en crois pas mes yeux, il doit y avoir une erreur, leur panneau n’est pas à jour, c’est tellement fluide à cet instant présent ! Je n’ai pas fini ma réflexion que la réalité s’impose : j’aperçois des warnings à moins de cinq cent mètres. C’est fichu. La prochaine sortie est loin, je ne peux pas bifurquer. Coincée, peinée, désabusée.

Que puis-je donc y faire ? Je vais devoir raser les murs sur le chemin de la pointeuse, on va me montrer du doigt, je vais rougir de honte, vouloir me cacher. Je devrais m’expliquer, on ne me comprendra pas, j’ai déjà eu deux avertissements pour ce même motif, un troisième serait fatal.

Oh, je pourrais bien tricher, prendre la bande d’arrêt d’urgence et doubler toute la file d’un coup. J’en vois qui le font sans scrupule mais bien souvent, ils sont rattrapés par la police et ne sont pas plus avancés. En rusant ainsi, ils ne font qu’augmenter les ralentissements, provoquant des accidents avec les motos qui jouent du slalom. La police fait bien son travail mais nous barre la route sans se soucier de notre déroute. Perte de temps, rage et tourments. Je pourrais imiter ma mère aussi, qui, jamais à l’heure, m’a transmis ce gène qui me gêne et que j’ai moi-même redonné à ma fille. Aucune discipline, fuir les contraintes, ignorer l’horloge. Ma mère, avec sa mini Austin, montait sur les trottoirs dans Paris, serpentant entre les platanes, pour gagner quelques mètres et minimiser son retard. Elle arrivait toujours à convaincre les gendarmes de sa bonne foi et a même réussi un jour, à se faire escorter sur les Champs Elysées, afin de ne pas rater un rendez vous de la plus haute importance. Il faut dire qu’elle était connue sur la place de Paris. Ma mère était dans les affaires et nous étions en 1970, juste après les combats novateurs et baba cool de la période hippie. Le gouvernement n’était pas aussi strict qu’aujourd’hui. Ma mère disait qu’à Paris, on se gare « à l’oreille » : un coup devant, un coup derrière et le tour est joué ! Dans la famille, nous ne savons pas gérer les embouteillages. Quelle horreur ! Mais tout le monde sait bien qu’en région parisienne, on est à l’heure… à un quart d’heure près.

Je me cherche des excuses car on pense que j’abuse. Je suis propulsée dans un monde irréel où mes idées vagabondent tandis qu’à mon travail, on me sonde. De toutes manières, sortir à la prochaine bretelle est complètement utopique. J’ai déjà testé ce parcours et me suis perdue dans des dédales de sens interdits, déviant de ma route et rallongeant mon temps de parcours. J’abandonne cette solution. Me sauver à la suivante, via Franconville, relève du délire également. Le rond point vers Ikéa, est en permanence bloqué et la traversée de cette ville est truffée de feux rouges. La circulation est bien trop dense pour pouvoir espérer y trouver une issue heureuse.

Il ne me reste plus qu’à patienter jusqu’à la sortie vers le moulin de Sannois. Au bout de quarante cinq longues minutes, j’atteins enfin cette échappée qui, je le sais, sera belle. C’est la destination miracle, celle où, trafic ou non, ça passe comme dans du beurre. Je joue de l’embrayage dans la longue montée. Les gens m’énervent ! Ils ne comprennent pas qu’à faire des dizaines de redémarrages en côte, ils ne doivent pas me coller. Je ne garantis pas le bon usage de mon frein à main et crains pour mon arrière train. Ca y est, je suis au sommet, au summum de l’ultime solution. Maintenant, ça descend tout droit, le seul petit barrage se trouve au prochain carrefour mais n’est pas méchant….. sauf que…. Je n’avais pas prévu qu’il y aurait des travaux !

Baisser les bras, verser quelques pleurs, la sueur avant le labeur. Je suis nerveusement épuisée, j’ai le sentiment d’avoir déjà dépensé l’énergie d’une journée entière.

Ah, ils choisissent bien le moment pour réparer la chaussée ! Je suis bernée, il ne me reste que quinze minutes pour être dans les clous et cet idiot de feu rouge mobile est lent à passer au vert. C’est d’autant plus irritant qu’en face, il n’y a personne. J’ai tellement envie de le griller, j’ai comme une pulsion de faire demi tour, prendre ma matinée, retourner profiter de mon jardin et gazouiller avec les petits oiseaux. Pourquoi faut-il qu’on se complique la vie, histoire de badger en tout bien, tout honneur ? N’y a-t-il pas d’autres moyens d’arriver au travail sans avoir la pression lorsqu’on habite une région bondée de monde ? Nous sommes dans un siècle de barbares. Je m’extirpe de mon escapade au vert lorsque ce fichu feu vire de couleur. Je fonce. Prise de risques, défoulement, agacement. J’y suis presque ! Pourvu que le pont d’Argenteuil ne soit pas chargé, lui qui tremble par le poids des camions, bus et cabriolets. C’est la dernière étape.

Aujourd’hui, il fait beau sur le pont malgré la grisaille de la pollution. Je tourne à droite, je me gare et gare à celui ou celle qui me freinera dans ma course ! Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

Je passe le tourniquet, j’accélère mon allure car j’ai encore une bonne dizaine de minutes avant d’atteindre, le bras tendu pour gagner une seconde, la pointeuse déconcertante. Il y a dix ans, j’aurais fait ce dernier bout de route en cinq minutes mais j’ai vieilli et mes pieds ne suivent plus mon cerveau. Ca non plus, ils ne le comprennent pas. Ils sanctionnent la vieillesse. Ne peut on pas me laisser finir ma carrière tranquille, dans un coin, sans me vouloir productive, moi qui ai trimé corps et âme depuis toutes ces années ? Je sais bien que c’est dans les vieux pots qu’on fait la bonne soupe mais je suis usée d’avoir à courir chaque matin. No pause, no répit, ménopause.

Je n’ai pas encore officialisé mon arrivée et les collègues m’abordent, me sollicitent, me happent dans mon élan, afin que je sois à l’écoute de leurs petites tracasseries car mon travail consiste à me mettre au service des autres. Je suis une star en quelque sorte mais ils me mettent en retard ! « Laissez moi pointer, on discutera après ! » et je file sans me retourner, laissant le client dans l’embarras. Ils ne saisissent pas mon désarroi, je suis tellement douce et agréable en temps ordinaire. Oui, mais là, j’ai la pression. Telle une cocotte minute, je vais cracher mon feu.

Poussée par cette vapeur ardente, j’entre dans le hall et elle est là, me regarde implacable, m’attend.

Neuf heures et 29 minutes : bip. Ouf ! Objectif atteint. J’ai bien mérité mon chocolat avant d’usiner. Je remercie le bon Dieu et le prie de bien vouloir renouveler ce petit miracle, m’aider à honorer mon rendez vous quotidien avec cette stupide machine qui ne sera jamais, au grand jamais, ma copine.


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Par Harry Stauble
posté le 04 juin à 22:14

Ba c'est un super article ! Je connais aussi les moment passer sur lA15 le matin et aussi la pointeuse

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