Reportage : Uribe sur les pas de Bolivar

A Bogotá en mai 2006, juste après la réélection triomphale, et aujourd’hui contestée, d’Alvaro Uribe. Une rencontre surprenante avec les deux facettes antagonistes de la Colombie : un émissaire des Farc et l’éminence du président.

« Compañeros de las Farc/ Con el pueblo a triunfar/ Por la patria, la tierra y el pan» (« Camarades des Farc/ Avec le peuple pour triompher/ Pour la patrie, la terre et le pain »). L’hymne de la guérilla colombienne retenti à plein volume dans le bureau aux fenêtres grandes ouvertes pour alléger la chaleur ambiante. La scène se passe dans un immeuble en plein centre de Bogota, au-dessus d’une des principales artères de la capitale, à cinq cent mètres du Palais présidentiel. Sur l’écran de l’ordinateur apparaît une animation réalisée à partir d’un montage de photographies de Manuel Marulanda et Jacobo Arenas, chefs de la guérilla des Farc, devant un portrait de Simon Bolivar, le Libertador dont ils se revendiquent.

Marulanda, chef des Farc, dans le film de Bruno Muel et Benoît Sergent "Rio Chiquito".

L’homme jovial et visiblement excité qui nous reçoit, avocat de son métier et ex membre du parti communiste l’Union patriotique, reprend en cœur le refrain de l’hymne. Pour nous mettre à l’aise, il propose de commencer par le visionnage d’un vieux documentaire « réalisé par des compatriotes à vous ». Ensuite suivront des extraits de l’attaque d’une base de l’armée et le film de la prise d’otage des députés de l’assemblée de Cali en avril 2002. Hommes en treillis, fusillades, défilés d’uniformes et de drapeaux rouge, gens effrayés, cris. L’effet est garanti. Il le sait. Il jubile :  « Voyez comme la guérilla est encore très forte dit-il en pavoisant dans son costume cravate, revolver au côté. Nous avons nos propres films de guerre rigole-t-il, c’est mieux que d’aller voir Rambo au cinéma ! ». En effet, la production n’est pas hollywoodienne mais purement locale : C’est un DVD des Farc qui circule sous le manteau en Colombie depuis quelques mois, alors que la campagne présidentielle bas son plein, afin de remonter le moral des troupes révolutionnaires et frapper les esprits faibles.

Dans un contexte à la fois militaire et politique tendu, dans un pays souvent perçu en Europe comme autoritaire, voir dictatorial, dans une ville où le kaki n’est pas passé de mode- chaque coin de rue de la ville étant surveillé par des soldats en armes – on ne peut qu’être surpris d’assister à ce genre de spectacle. Mais sur la terre natale du « réalisme magique » parfaitement illustré par Garcia Marquez dans Cent ans de solitude, tout est possible, et même sous le gouvernement du président Alvaro Uribe. Cependant il est loin le temps où les guérilleros recevait les correspondants du monde entier dans leur zone de « distention », au moment des négociations de paix avec le président Pastrana entre 1998 et 2002. Depuis arrivée au pouvoir d’Alvaro Uribe en août 2002, élu contre la politique de son prédécesseur sur un programme de « main ferme » et sans concession militaire face à la guérilla, celle-ci s’est repliée sur ses bases arrières, la jungle amazonienne ou les régions montagneuses, difficiles d’accès.

"Main ferme, coeur grand", le slogan complet de la campagne de 2002.

Les résultats de ses quatre dernières années en termes de sécurité et leurs conséquences bénéfiques sur l’économie sont tels qu’ils expliquent à eux seuls sa popularité exceptionnelle et sa réélection triomphale le 28 mai dernier, avec un score de 9 % supérieur à celui de la précédente élection (53% en 2002, 62 % en 2006). Après Bolivar, dont il se réclame lui aussi, il devient le premier présent réélu immédiatement grâce un changement de la constitution. L’usure du pouvoir, si elle se lit sur les traits fatigués et les cheveux rapidement blanchis d’Alvaro Uribe malgré son air juvénile, n’a eu aucun effet dans les urnes, au contraire.

Homme d’Etat étonnant que ce fils de ganadero (“éleveur”) de 54 ans dont le père fut assassiné par les Farc, ancien gouverneur de l’industrieuse province d’Antioquia dont il est originaire. Austère mais irascible ; travailleur acharné au service de son pays ne sachant pas danser la salsa, mais cavalier émérite ; dissident de son parti d’origine – le parti libéral – mais soutenu par leurs adversaires du parti conservateur ; allié des Etats-Unis qui financent le Plan Colombie entretenant de bonnes relations avec Fidel Castro ; diplômé de Harvard usant volontiers de proverbes paysans, etc. On pourrait multiplier ce qui pourrait nous apparaître comme des contradictions. Aussi positionner Uribe sur l’échiquier politique n’est-il pas une mince affaire, malgré les caricatures qui courent sur sa personnalité ou l’accusation d’être un « néopopuliste ». Qui mieux que son éminence grise pourrait nous y aider ?

A quelques rues de l’édifice de l’avocat communiste, cet autre juriste, conseiller politique du président de la République celui-ci, nous attend dans son bureau-bibliothèque du Palais de Nariño, l’Elysée colombien. Tout le quartier est barricadé et interdit aux véhicules extérieurs. Il faut montrer patte blanche et se laisser tirer le portrait après une fouille méticuleuse avant de pénétrer dans le « bunker » au style néo-antique typique des édifices de l’époque dite républicaine. Accorte notre hôte n’en est pas moins défiant à l’égard du journaliste français qui débarque avec ses préjugés politiques. « En Colombie, lance José Obdulio Gaviria d’emblée pour bien mettre les points sur les « i », le spectre politique se résume à cette unique alternative : démocratie versus terrorisme. Et certains secteurs politiques du pays ont malheureusement encore des liens avec le terrorisme». « Par exemple, ajoute-t-il, le parti communiste et une partie de la gauche colombienne légitiment toujours l’insurrection armée et l’utilisation de la violence pour prendre le pouvoir. C’est une affaire que nous devons encore résoudre avant de pouvoir nous inscrire dans un schéma politique européen ».

José Obdulio Gaviria (à gauche) et Alvaro Uribe.

Soit, mais comment définir en termes que pourrait comprendre un français le profil politique du président colombien ? « Alvaro Uribe est un libéral dans le sens colombien du mot qui équivaudrait à un social-démocrate : très interventionniste sur le plan économique, très actif en termes de subventions étatiques. Il s’oppose à ce qu’il n’y ait pas d’offre publique en santé, en éducation.  Sur d’autres aspects, moraux notamment, c’est un conservateur : il se rapprocherait d’un tory anglais sur le thème du libre développement de la personnalité et sur les sujets religieux». En résumé, «c’est un partisan d’une troisième voie en matière politique et un social-démocrate en termes économiques. C’est-à-dire une forte présence étatique conjuguée à de grandes libertés ».

Alvaro Uribe en social-démocrate européen, sorte de François Bayrou andin, voilà qui est surprenant ! Vérité au-delà de l’Atlantique, erreur en-deçà ? Souvent vu comme un homme de droite, voire même d’ultradroite, en Europe et par la gauche colombienne, le président jouit pourtant d’une image beaucoup plus positive et moins tranchée dans son pays. Alvaro Uribe a fait explosé la bipartition traditionnelle et séculaire colombienne. Derrière son mouvement « Primero Colombia », il a rassemblé les exilés de toutes les formations, et les libéraux comme leurs concurrents conservateurs. Mais ici comme chez nous, certains demeurent encore prisonniers de réflexes idéologiques qui font rimer « sécurité » avec « droitier » ou assimilent autorité et dictature.

Pourtant, comme le rappelle a juste titre et sans ambages José Obdulio Gaviria : « L’autorité de l’Etat est une donnée de la civilisation et des constitutions politiques. Cela n’a rien a voir ni avec la droite ni avec la gauche ». CQFD… Les Colombiens l’ont bien compris, eux qui vivent depuis trop longtemps dans un état de siège permanent. Aujourd’hui, il est redevenu possible de circuler librement par voie de terre sur les principales routes du pays. Les centres des grandes villes ont été sécurisés. Mais la guérilla – environ 17 000 hommes -  se tient toujours en embuscade, prête a tirer parti d’un moment de faiblesse étatique. Reste donc à savoir si quatre années supplémentaires suffiront pour régler un problème vieux de quarante ans.

de Bogota, Michaël Rabier